Contes des Faeries du Pays de Galles

 

Cadwaladr et sa Chèvre

            Cadwaladr possédait une très belle chèvre qu'il avait appelée Jenny. Il en était très fier. Jusqu'alors, Jenny s'était toujours montrée très docile et ne lui avait causé aucun souci. Mais un soir, elle ne voulut pas se laisser attraper. Elle se mit à courir, à tourner autour du pré et bien que Cadwaladr eut de bonne jambes, quoi qu'il fit, il ne parvînt pas à l'approcher. Elle sauta ensuite par-dessus la haie et se retrouva dans le pré voisin. Quand Cadwaladr la rejoignit, elle sauta à nouveau dans le pré suivant, et par-dessus le muret à la limite de la montagne en direction de laquelle elle s'enfuit. A plusieurs reprises, elle laissa Cadwaladr s'approcher tout près d'elle, puis elle bondissait brusquement et s'éloignait. Finalement, elle se réfugia à proximité du sommet d'un haut précipice. Cadwaladr, qui enrageait à mesure que son souffle diminuait, ramassa alors une grosse pierre et la lança de toutes ses forces sur l'exaspérant animal. La pierre atteignit la chèvre qui tomba dans le précipice en bêlant sur son sort.

            Cadwaladr, désolé, s'en voulait maintenant. Il descendit au pied de la roche escarpée. La chèvre mourante lui lécha la main. Ceci l'émut si profondément qu'il fondit en larmes et s'assit sur le sol, prenant la tête de la chèvre dans ses bras.

            La chèvre alors se transforma en une belle jeune femme. Elle le regarda joyeusement de ses grands yeux bruns et lui dit :

- Ah, Cadwaladr, t'ai-je enfin trouvé ? Viens avec moi.

            Il lui prit la main et se laissa guider par elle. Le contact de cette main ressemblait à celui d'un sabot mais quand Cadwaladr la regarda, elle ressemblait à une main tout à fait ordinaire, bien qu'elle fut plus blanche et bien mieux faite que la plupart des mains qu'il avait eu l'occasion de voir jusqu'alors. La jeune fille le fit marcher encore et encore et Cadwaladr n'avait jamais entendu plus agréable conversation que la sienne. Ils arrivèrent enfin au sommet d'une très haute montagne. Il faisait nuit maintenant et la lune brillait. Cadwaladr regarda autour de lui et vit qu'ils étaient cernés par un immense troupeau de chèvres. Le vacarme d'un bêlement totalement surnaturel retentit soudain. L'une des chèvres, plus grande que toutes les autres bêla aussi bruyamment que toutes les autres ensemble. Celle-ci chargea Cadwaladr et le heurtant dans le ventre, l'envoya basculer dans le précipice, exactement comme l'avait fait Jenny. Cadwaladr descendit le flanc de la montagne en roulant sur lui-même et ne s'arrêta que lorsque sa tête heurta un gros rocher. Il s'évanouit et ne retrouva ses esprits que lorsque le soleil et le chant des oiseaux le réveillèrent le matin. Mais, entre ce jour-là et le jour où il mourut, il ne revit ni sa chèvre, ni le Fairy qu'elle était devenue.

 

Comment se débarrasser des Fairies

            Pas bien loin de la grotte d'Ystrad Fellte, dans le Breconshire, se trouve la ferme dite Pen Fathor, qui autrefois était habitée par Morgan Rhys et sa famille. C'était des gens aisés et qui auraient pu être heureux s'ils n'avaient été constamment victimes des Fairies. Ceci était la conséquence d'une injure faite involontairement à l'un d'entre eux. L'épouse de Morgan, Modlen, en voyant une petite dame Fairy pauvrement vêtue, lui avait donné, par bonté d'âme, une robe. Celle-ci, folle furieuse, l'avait réduite en lambeaux.

            Les Fairies ne sont cependant pas systématiquement offensés par de tels cadeaux. Un berger de Cwm Dyli transhumait l'été dans la montagne. En s'éveillant un matin dans sa cahute, il vit une petite maman Fairy qui lavait son bébé près de son lit. Elle possédait à peine de quoi revêtir la petite créature frissonnante. Il tendit le bras et attrapa une vieille chemise déguenillée qu'il lui jeta en disant :

- Prends ça, pauvre petite chose, et enveloppe-le dedans.

            Elle prit la chemise avec reconnaissance, aussi loqueteuse qu'elle fut, et s'en alla. Tous les soirs après cela, aussi réglé qu'une pendule, le berger trouva une pièce d'argent dans un vieux sabot et cela dura des années.

            Après cet épisode, les Fairies n'accordèrent plus une seconde de répit à Morgan et à sa maisonnée. Lorsqu'ils étaient dans la cuisine, ils entendaient toutes sortes de bruits dans l'étable. A cette époque, cuisine et étable étaient côte à côte juste séparées par une rhag ddor, une demi-porte. Quand ils allaient à l'étable, ils retrouvaient la cuisine toute chamboulée. Quand ils étaient à table, de la poussière tombait du plafond sur les aliments. La nuit, leurs pots en terre étaient brisés, leurs vaches étaient traites et leurs chevaux montés jusqu'à en perdre le souffle. Les torts étaient considérables aussi Morgan se rendit-il à Penderyn pour prendre conseil auprès d'une sage femme sur les meilleurs moyens de débarrasser Pen Fathor d'une engeance aussi pénible. Cette femme ne devait être qu'une aspirante à la sagesse, et non une authentique femme sage, car bien que ses prescriptions eussent été suivies à la lettre, elles n'occasionnèrent rien d'autre que du désappointement et des dépenses supplémentaires.

- Vous devez déménager, dit-elle, vous devez quitter votre ferme et faire comme si vous alliez vous installer à Ystrad Towy. Rassemblez tout ce que vous possédez et chargez tous vos biens sur des chariots. Puis descendez vers Pont Nedd Fechan, comme si vous quittiez Ystrad Fellte définitivement. De là, vous pourrez revenir par Hirwain et Penderyn, et vous verrez que les Fairies ont abandonné la maison. Ils ont en effet pour habitude de quitter un endroit qui change de propriétaire.

            Morgan suivit donc ces conseils et la procession se dirigea vers le lointain Pont Nedd Fechan. En chemin, Morgan rencontra un vieux voisin avec lequel il s'arrêta pour discuter.

- Alors comme ça vous nous quittez, mon bon Morgan?

            Avant même que Morgan ait eu le temps de répondre, une petite voix de soprano sortit de dessous une baratte perchée en haut d'un chariot :

- Oui, on va habiter à Ystrad Towy.

            La ruse avait échoué. Il n'y avait rien d'autre à faire que demi-tour et revenir par le même chemin.

            A la suite de cette mésaventure, le comportement des Fairies empira. Ils tentèrent même une nuit de s'emparer du bébé de Modlen dans son lit alors qu'elle le serrait pourtant dans ses bras. Elle hurla et le cramponna et comme elle le rapporta plus tard à ses voisins.

- Dieu et moi étions trop forts pour eux.

            Morgan s'en alla alors trouver un homme rusé (un sorcier) de grande réputation qui habitait à Pentre Felin. Son plan à lui fut couronné de succès.

            Les moissons des champs d'avoine allaient commencer, et le Cae Mawr, le grand champ près de la rivière, qui nécessitait la présence de quinze faucheurs par jour, n'attendait plus que la faucille.

- Combien de voisins viendront nous aider demain pour le Cae Mawr ? demanda Modlen suffisamment fort pour être entendue par les Fairies.

- Nous serons une quinzaine en tout, répondit Morgan, et tu dois penser à prévoir de quoi manger en quantité avec les efforts qui nous attendent.

- Les hommes n'auront aucune raison de se plaindre là-dessus, dit Modlen. Ils mangeront ce que nos moyens nous permettrons de leur donner.

            Le lendemain matin, pendant que les quinze hommes faisaient des prouesses dans le grand champ, Modlen se mit en cuisine. Elle attrapa un moineau, le troussa comme une volaille et le mit à rôtir devant le feu. Elle mit ensuite du sel dans une coquille de noix, et apporta sur la table le moineau et un morceau de pain gros comme son poing. Elle venait de prendre la corne pour appeler à table les faucheurs quand les Fairies, en découvrant le repas étique qu'on allait proposer un midi à tant d'hommes affamés se dirent :

- Nous avons eu une longue vie ; nous sommes nés au lendemain de la création de la Terre, eh bien, jamais encore nous n'avions vu cela. Filons vite de cet endroit, les réserves de nos hôtes sont épuisées. Qui a jamais été assez pauvre pour ne servir qu'un pauvre malheureux moineau à quinze faucheurs ?

            Ils s'en allèrent la nuit même et jamais plus ne revinrent perturber Pen Fathor.

 

Einion et la Dame de la Forêt de Greenwood

            Einion, le fils de Gwalchmai, se promenait un beau jour d'été dans les bois de Trefeilir, quand il aperçut une dame d'une extraordinaire beauté. Son teint surpassait en éclat la blancheur immaculée des montagnes et l'incarnat de l'aurore et toutes ces merveilleuses couleurs des fleurs des bois, des champs et des collines. Il en tomba immédiatement éperdument amoureux. Il la salua et elle lui rendit son bonjour de telle façon qu'il sut que sa compagnie ne l'importunait pas. Il s'approcha d'elle de manière fort courtoise et elle aussi vînt au devant de lui. Lorsqu'il fut près d'elle, il découvrit qu'à la place des pieds elle avait des sabots et qu'elle était prête à fuir. Mais elle posa un regard séducteur sur lui et lui dit :

- Tu dois me suivre où que j'aille.

            Elle l'avait envoûté et il lui dit qu'il irait avec elle jusqu'au bout du monde, mais il lui demanda cependant la permission d'aller en premier lieu prendre congé de son épouse Angharad. La Dame de Greenwood accepta:

- Mais, dit-elle, je demeurerai avec toi invisible à tous les yeux sauf aux tiens.

            Aussi il s'y rendit en compagnie du Gobelin car la Dame de Greenwood n'était pas autre chose. Quand il retrouva Angharad, sa femme, elle lui apparut sous l'aspect d'une vieille sorcière. Mais il gardait en lui le souvenir heureux des jours passés et conservait pour elle un amour profond et sincère. Il était cependant incapable de se libérer des liens de l'enchantement.

- Je dois absolument me séparer de toi, dit-il, et je ne sais pas pour combien de temps.

            Ils pleurèrent ensemble et se partagèrent un anneau d'or : il en prit une moitié et Angharad conserva l'autre. Ils se séparèrent et lui, suivit la Dame de Greenwood, il ne savait où. Car il subissait un puissant sortilège : il ne pouvait plus voir ni lieu, ni personne, ni objet sous sa réelle apparence, à l'exception seule de la moitié d'anneau.

            Après être resté un temps très long avec la Dame de Greenwood, il ne savait pas précisément combien cela avait duré, il regarda un matin, au moment où le soleil se levait, sa moitié d'anneau qu'il avait dissimulée dans l'endroit le plus secret qu'il avait pu trouver. Il eut alors l'idée de la glisser sous sa paupière. Il s'apprêtait à le faire quand il vit un homme tout de blanc vêtu, monté sur un cheval blanc comme la neige qui venait au-devant de lui. Le cavalier lui demanda ce qu'il était en train de faire. Einion lui répondit qu'il évoquait ainsi le souvenir de son épouse Angharad.

- Désires-tu la voir ? lui demanda l'homme en blanc.

- Je le désire plus que toute chose au monde, répondit Einion.

- S'il en est ainsi, dit l'homme en blanc, monte à cheval derrière moi.

            Einion grimpa en selle. Il regarda autour de lui mais ne vit nulle part trace de la Dame de Greenwood, à l'exception d'empreintes de sabots d'une taille exceptionnelle se dirigeant vers le nord.

- Sous quel charme êtes-vous tombé ? demanda l'homme en blanc.

            Einion lui raconta tout ce qui s'était passé entre la Dame de Greenwood et lui.

- Prends ce bâton blanc et fais un vœu, dit l'homme en blanc.

            Einion le prit et la première chose qu'il souhaita fut de voir la Dame de Greenwood, car il n'était pas encore totalement libéré de son envoûtement.

            Une créature hideuse et étrange lui apparut, mille fois plus répugnante que la plus épouvantable des choses qu'il lui eut été donné de trouver sur terre. Einion ne put retenir un hurlement de terreur. L'homme en blanc l'enveloppa dans sa cape et en moins de temps qu'il n'en faut pour le dire, Einion mit pied à terre sur la colline de Trefeilir, près de sa demeure, où il ne reconnut pratiquement personne et où personne ne le reconnut. Pendant que le Gobelin sous l'apparence de la Dame de Greenwood apparaissait à Einion, il s'était présenté à Trefeilir sous celle d'un honorable gentleman, puissant, opulent et richement vêtu. Il avait remis en main propre à Angharad, une lettre dans laquelle il était mentionné qu'Einion était mort en Norvège plus de neuf ans auparavant. Comme le Gobelin lui avait jeté un sort, elle ne demeura pas insensible aux mots d'amour qu'il lui susurra, et se voyant devenir une grande dame, la plus importante de tout le Pays de Galles, elle fixa une date pour son mariage avec lui.

            Il y eut de grands préparatifs : on fit faire toutes sortes de vêtements élégants et somptueux, on commanda viandes et boissons et on réunit tout ce que l'on put trouver de mieux en matière de chants, d'instruments de musique et de divertissements. Dans la salle d'Angharad, se trouvait aussi une très belle harpe. Quand le Gobelin sous l'apparence d'un gentilhomme la vit, il souhaita que quelqu'un en joue. Les joueurs de harpe présents, les meilleurs de Galles, essayèrent d'en faire vibrer les cordes, mais ils n'y parvinrent pas. A ce moment-là, Einion pénétra dans la maison. Angharad ne voyait en lui qu'un vieillard décrépi, fripé, avec des cheveux gris, courbé par le fardeau des ans et vêtu de loques. Quand les ménestrels eurent tous tentés en vain d'accorder la harpe, Einion s'en saisit, l'accorda et se mit à jouer un air qu'Angharad adorait. Elle en fut éblouie et lui demanda qui il était :

- Je suis Einion, le fils de Gwalchmai, dit-il. Regarde, je possède le demi-anneau d'or.

            Il le lui tendit. Mais celui-ci n'évoqua rien dans l'esprit de la jeune femme. Alors dans sa main il déposa le bâton blanc. Aussitôt le Gobelin, qu'elle n'avait toujours connu que sous l'aspect d'un gentilhomme noble et honorable, apparut à Angharad comme un monstre épouvantablement hideux. Elle s'évanouit terrorisée. Einion resta près d'elle jusqu'à ce qu'elle ait repris ses esprits. Quand elle rouvrit les yeux, le Gobelin avait disparu ainsi que tous les invités et tous les musiciens. Il ne restait plus rien, ni personne en dehors d'Einion, de la harpe et des mets du banquet sur la table répandant autour d'eux leur délicieuse odeur. Ils s'y assirent pour manger, et excessivement grande était leur joie de réaliser que l'envoûtement jeté sur eux par le Gobelin avait définitivement disparu.

 

 

Einion et la Famille Fée

            Il y a de cela bien longtemps, un jour, un berger se rendit en montagne pour garder ses moutons. Une brume épaisse tomba et il perdit son chemin. Il alla de l'avant, revînt sur ses pas et fît ainsi pendant plus d'une heure. Finalement, il se retrouva dans un endroit en contrebas, couvert de joncs, dans lequel il découvrit plusieurs cercles de Fées. Il savait bien que c'était dans ces cercles que la Famille Fée dansait et il se souvenait tout aussi bien que de nombreux bergers qui par malheur y avaient posé le pied avaient disparu aux yeux des mortels. Il décida donc de s'en écarter le plus rapidement possible. Comme il s'en éloignait en détalant à toutes jambes, un petit vieillard adipeux se mit soudain en travers de son chemin.

- Arrête-toi, ordonna le vieillard.

            Il y avait dans sa voix quelque chose qui incita Einion - c'était le nom du berger - à obéir.

- Qu'est-ce que tu fais donc ?

- Je me dépêche de rentrer chez moi, dit le berger.

- Suis-moi, dit le vieillard, et ne dis pas un mot avant que je ne t'y autorise.

            Le berger n'avait d'autre choix que celui d'obéir. Il emboîta donc le pas à son guide. Ils marchèrent un moment et arrivèrent devant une pierre ovale. Le vieillard frappa trois fois la pierre avec son bâton de marche ; celle-ci bascula révélant un étroit passage qui s'enfonçait sous terre.

- Suis-moi courageusement, dit le gros homme. On ne te fera pas de mal.

            Le jeune homme avança aussi bien disposé qu'un âne qui recule. Le passage était très sombre bien qu'il fut faiblement éclairé par une lumière blanchâtre provenant des pierres de la voûte. Enfin, ils atteignirent l'extrémité du tunnel. Celui-ci s'ouvrait sur une jolie contrée fertile et boisée. Des oiseaux chantaient dans les buissons ; des ruisseaux d'eau limpide et transparente serpentant à travers des prairies tapissées de fleurs multicolores, bruissaient aussi mélodieusement que la gente ailée. Incrustant ce paysage, se trouvaient de splendides demeures : le petit homme emmena Einion dans l'une d'elles. Ils s'assirent côte à côte à une table d'argent pour manger. Des plats en or garnis des mets les plus délicieux et des gobelets d'or remplis de vin exquis apparurent soudainement devant eux et disparaissaient aussi miraculeusement lorsqu'ils étaient vidés. Cela mystifiait le berger outre mesure. De plus, il entendait des gens qui parlaient autour de lui, mais il ne voyait personne hormis son vieux compagnon. Le gros homme lui dit :

- Tu peux parler maintenant autant que tu en as envie.

            Einion essaya de parler, mais sa langue ne bougea pas davantage que si elle avait été en plomb. Trois jolies jeunes filles entrèrent : elles le dévisagèrent malicieusement et se mirent à lui parler, mais sa langue ne remuait toujours pas. Alors l'une des jeunes filles s'approcha de lui et lui passant la main dans les cheveux, se mit à jouer avec l'une de ses boucles et lui donna un baiser sur ses lèvres rouges. Celui-ci lui délia la langue. Einion pouvait à nouveau parler ; il ne s'en priva pas. Il avait beaucoup à dire, particulièrement à la jeune fille qui l'avait embrassé.

            Il demeura un an et un jour avec le petit homme et ses trois filles sans avoir conscience d'avoir passé plus d'une journée en leur compagnie, tant la vie était merveilleuse. Mais bientôt, sa vieille maison commença à lui manquer. Il demanda à son gros hôte l'autorisation de s'y rendre.

- Reste encore un peu ici, dit-il, tu iras un peu plus tard.

            Il laissa passer un peu de temps, puis renouvela sa demande qui lui fut à nouveau refusée. Mererid, la jeune fille qui l'avait embrassé, était très attristée à l'idée qu'il souhaitait s'en aller. Et lui n'était pas sans ressentir une sorte de frisson glacé à la pensée de la quitter. L'envie de rentrer chez lui pourtant ne le quittait plus ; il demanda donc une troisième fois la permission de retourner sur la terre. Cette fois, sous condition qu'il revienne à la première nuit de la nouvelle lune, elle lui fut accordée.

            Tout le monde fut enchanté de le revoir, on pensait qu'il était mort. Un autre berger avait été soupçonné de l'avoir tué et avait été contraint de s'enfuir à Merthyr Tydfil - un endroit où les gens trouvaient refuge quand ils souhaitaient échapper à un châtiment - par crainte d'être pendu. Einion ne voulut rien dire de l'endroit où il avait séjourné et la nuit convenue, il repartit pour Fairyland. Mererid fut très heureuse de le voir revenir. Peu de temps après, ils se marièrent et vécurent très heureux. Einion, pourtant, ne parvenait pas à s'adapter à cette vie dans Fairyland. Il demanda donc au vieil homme de partir en emmenant avec lui son épouse pour aller habiter sur la terre. Le vieil homme finit par se laisser fléchir et lui donna beaucoup d'argent, d'or et de pierres précieuses. Einion et son épouse se mirent en route sur deux poneys plus blancs que la neige et revinrent dans sa vieille maison. Avec le trésor qu'ils avaient apporté avec eux, ils achetèrent un immense domaine et aucun couple dans le pays ne fut plus respecté qu'eux. Mais il ne s'écoula guère de temps avant que les gens ne commencent à se poser des questions sur les origines de la femme d'Einion. Et comme il ne voulait pas leur dire qui elle était, ils en arrivèrent à la conclusion qu'elle était issue de la Famille Belle.

- Bien sûr, répondit Einion, quand on lui demanda si cela était vrai, il ne fait aucun doute qu'elle provient d'une famille très belle ; car elle possède en outre deux sœurs qui sont presque aussi belles qu'elle, et si vous les voyiez ensemble, vous comprendriez que ce nom est celui qui leur convient le mieux.

 

Guto Bach et les Fairies

            Gruffydd était le nom de baptême d'un petit garçon de Llangybi, mais tout le monde l'appelait Guto Bach. Un jour qu'il était allé en montagne pour garder le troupeau de moutons de son père, il ramena chez lui un grand nombre de pièces, de la taille d'une couronne, marquées de lettres et ressemblant à s'y méprendre à de véritables couronnes, à la différence près qu'elles étaient en papier blanc au lieu d'être en argent. Sa mère bien sûr lui demanda où il les avait trouvées.

- J'ai joué avec des petits enfants sur la montagne, dit le petit Guto. C'est eux qui me les ont données.

- Quels enfants ? demanda sa mère.

- Je ne sais pas, répondit-il. C'était de très jolis enfants, beaucoup plus jolis que moi.

            Sa mère comprit qu'il s'agissait des Fairies. Elle lui dit donc de ne plus jamais retourner en montagne tout seul, car rien de bon ne pouvait survenir quand on jouait avec ces enfants étranges. Mais Guto était impatient de retourner jouer avec ces petits enfants. Un jour, désobéissant à sa mère, il se glissa dehors et retourna en montagne. Il ne revînt pas et bien qu'on eut organisé une immense battue pour le rechercher, on ne le retrouva pas.

            Deux ans plus tard, pourtant, devinez ce que sa mère trouva sur le pas de sa porte un matin. Guto ! Il était assis sur le seuil avec un paquet sous le bras. Il n'avait pas grandi et portait exactement les mêmes vêtements que le jour de sa disparition : il ne semblait pas avoir vieilli d'une journée.

- Mon enfant, s'exclama la mère stupéfaite et heureuse, où es-tu passé pendant une si longue, si longue période ?

- Ma mère, dit Guto, je ne suis pas parti bien longtemps. C'est seulement hier que je suis allé rejoindre les petits enfants pour jouer avec eux. Voici les jolis vêtements qu'ils m'ont donnés.

            La mère ouvrit le paquet. Il contenait une robe en papier très blanc sans aucune couture. Comme elle lui avait été donnée par les Fairies, elle la jeta dans le feu. La longue absence de Guto renforçait sa conviction que rien de bon ne pouvait survenir quand on jouait avec ces étranges enfants. Elle se trompait depuis le début.

            L'amitié de Guto Bach et des petits enfants, ce qu'il pensait toujours qu'ils étaient, se révéla très avantageuse. Peu de temps après qu'il soit revenu, son père et sa mère perdirent une très grosse somme d'argent. Ils avaient investi toutes leurs économies et tout l'argent liquide qu'ils possédaient dans un navire marchand de Pwllheli, qui faisait de très confortables profits lors de ses traversées et procurait de grands bénéfices à ses investisseurs. Le navire coula dans une tempête et ruina irrémédiablement les parents de Guto.

            Il y avait sur Pentyrch, la colline qui domine Llangybi, un gigantesque rocher sous lequel on prétendait qu'un trésor était caché. Nombreux avaient été les hommes qui avaient essayé de le déplacer ; ils avaient échoué, ils n'étaient pas assez vertueux. Le père de Guto décida de faire une nouvelle tentative pour déloger la pierre, dans l'espoir que le trésor enfoui compenserait ses pertes. Ses voisins lui apportèrent leur soutien en rassemblant tous les chevaux de la paroisse. Mais le rocher était si lourd et si profondément enraciné dans le sol que les efforts combinés des hommes et des chevaux ne servirent à rien. Le père de Guto y avait mis tous ses espoirs : quoi que ceux qui avaient tentés de déterrer le trésor avant lui aient pu être, lui au moins, pensait-il, était méritant. Sa déception en était d'autant plus forte.

            En voyant le chagrin de ses parents, Guto se souvînt que les petits enfants avec lesquels il avait joué possédaient des quantités d'or et d'argent. Il se dit qu'il allait aller leur demander de soulager la détresse de ses parents. Il retourna sur la montagne et retrouva les petits enfants qui jouaient au même endroit que d'habitude. Il leur expliqua ses ennuis et leur demanda s’ils voulaient bien lui prêter un peu d'argent.

- Non, dirent-ils, il y a des monceaux d'or et d'argent qui t'attendent sous le rocher de Pentyrch.

- Mais, protesta le petit Guto, tous les hommes et tous les chevaux de Llangybi n'ont pas réussi à seulement l'ébranler.

- Nous sommes bien conscients de cela, dirent les petits enfants, mais essaye toi-même de le bouger et tu verras bien ce qui arrivera.

            Guto rentra et raconta à ses parents ce que les petits enfants lui avaient dit. Ils éclatèrent de rire devant cette idée ridicule que le petit Guto allait réussir là où toutes les forces réunies de la paroisse de Llangybi avait échoué. Mais ils se trouvaient dans une situation si désespérée qu'ils permirent à Guto de faire ce que les Fairies lui avaient suggéré. Ils l'emmenèrent au rocher. Il posa sa petite main dessus et la grosse masse de pierre bougea. Il lui donna une pichenette et l'énorme roche dégringola en bas de la colline. Dessous, ils trouvèrent or et argent qui non seulement couvrirent toutes leurs pertes, mais firent de Guto et de ses parents les gens les plus riches du Carnarvonshire.

 

L’Argent de Dick le Violoneux

            Dick le Violoneux avait la fâcheuse habitude de boire tout l'argent qu'il gagnait en animant des fêtes, des mariages et des foires. Après avoir passé une semaine à jouer du violon à Darowen, il prit un soir la route pour rentrer chez lui auprès de sa femme et de ses enfants. Il avait à traverser la coulée verte des Fairies (Fairy Green Lane), juste en dessous de la ferme de Cefn Cloddiau. En y arrivant, il sentit l'angoisse monter en lui. Pour dissiper ses craintes, il accorda son instrument de musique bien aimé et en longeant le sentier, il se mit à jouer son air préféré : "L'aile noire du corbeau." Quand il passa l'endroit où les Fairies avaient l'habitude de ripailler, il sentit son violon devenir soudainement très lourd et il entendit un cliquettement tintinnabulant à l'intérieur.

            Cela durait encore quand il atteignit Llwybr Scriw Riw, l'endroit où il habitait. En pénétrant dans sa petite maison, ce fut une autre chanson beaucoup moins harmonieuse que celle qu'il tirait habituellement de son violon. En l'occurrence, il dut supporter la voix furieuse de sa femme qui, irritée à juste titre par son absence, commença à lui faire une scène bourrée de reproches. Elle le baptisa de toutes sortes de noms d'oiseaux qu'il méritait amplement : fainéant, imbécile, poivrot et ainsi de suite.

- Comment est-ce possible que j'en sois réduite à aller mendier pour pouvoir nous nourrir moi et cette flopée d'enfants presque nus pendant que toi, tu bats la campagne en dépensant dans la boisson le peu d'argent que tu gagnes ? Le propriétaire est venu ici ce matin. Il a dit que si tu ne payais pas les arriérés de loyer qui s'accumulent, il nous flanquera tous à la porte. Qu'allons-nous devenir alors ? Je suis sûre que tu as dépensé tout ce que tu as gagné, en buvant de la bière comme d'habitude, et qu'il ne te reste pas seulement un demi-penny dans la poche.

- Allons, allons, ma bonne femme, dit Dick, regarde un peu ce que j'ai dans mon vieux violon.

            Elle fit ce qu'il lui disait, secoua le violon et il en dégringola une grande quantité de pièces de cinq shillings toutes neuves et toutes brillantes, plus qu'assez pour payer le loyer. Elle mît promptement l'argent en lieu sûr et lui demanda comment il en était entré en possession.

            Le lendemain, il se rendit à Llanidloes pour payer son loyer. Son propriétaire fut plus que surpris de voir que Dick était venu, non pas pour lui demander un délai, comme il l'avait déjà fait plusieurs fois auparavant, mais pour honorer sa dette. Il lui signa un reçu. Dick assoiffé pénétra à la Licorne pour goûter à la bière de Betty Brunt avant de reprendre le chemin de son logis. Il n'avait pas encore absorbé plus que la bagatelle d'une demi-douzaine de verres quand son propriétaire entra particulièrement surexcité.

- Où donc avez-vous trouvé l'argent que vous m'avez remis ? lui demanda-t-il.

- Pourquoi ? Qu'est-ce qui se passe avec cet argent ? demanda Dick.

- Il s'est transformé en coquilles de coques, dit le propriétaire.

- Eh bien, c'était pourtant du bel et bon argent quand je vous l'ai donné, d'ailleurs voici le reçu que vous m'avez signé, dit Dick en exhibant le papier triomphalement. Quelqu'un a dû ensorceler ces pièces.

            Il ne donna aucune autre explication et même quand il fût fin soul, quand enfin le soir il décida de se lever pour s'en aller, personne ne fut capable de lui soutirer la moindre information quant à l'origine de l'argent qu'il avait donné à son propriétaire.

 

L’Onguent féerique

            Un vieux couple qui habitait à Garth Dorwen se rendit un jour à Caernarfon pour y quérir une servante à la foire de la Toussaint. Ils allèrent à l'endroit où les jeunes hommes et les jeunes femmes en quête d'emploi se regroupaient. Là, ils virent une jeune fille blonde comme les blés qui se tenait un peu à l'écart. Ils lui demandèrent si elle cherchait à se placer ; elle leur répondit affirmativement. Ils l'engagèrent aussitôt et au jour fixé, elle vînt se présenter.

            Elle leur dit qu'elle s'appelait Eilian. A cette époque, on avait l'habitude de filer la quenouille après souper pendant les longues soirées d'hiver. Eilian, les nuits où la lune brillait, prenait son rouet et allait s'installer en bas du pré. Les Fairies alors venaient l'aider. Lorsque cela se produisait, elle rapportait alors une grande quantité de laine et le vieux couple se réjouissait d'avoir déniché une servante si habile.

            Mais leur chance était trop belle pour durer. Au printemps, quand les journées rallongent, Eilian un jour disparut. Tout le monde pensa qu'elle était partie avec les Fairies, et pour une fois, on ne se trompait pas. Voici comment on en eut la certitude.

            La vieille femme de Garth Dorwen était parfois appelée au chevet des gens pour leur donner des soins. Quelques temps après la disparition d'Eilian, une nuit de pleine lune alors qu'une fine pluie traversait la brume légère, un gentilhomme vînt à cheval la chercher. Elle monta en croupe derrière lui et ils se rendirent à Rhos y Cowrt. Ils y mirent pied à terre et pénétrèrent dans une grande caverne. Ils franchirent une porte dans un angle éloigné et se retrouvèrent dans une chambre à coucher où une dame était étendue sur un lit. C'était la plus jolie chambre que la vieille femme ait jamais vue.

            Cette dernière y resta quelques temps. Elle n'y voyait, ni n'entendait personne d'autre que le gentilhomme qui était venu la chercher, la jeune femme et le bébé. Elle trouvait cela d'autant plus surprenant qu'il y avait des mets délicats préparés à l'intention de la jeune femme et tout ce dont elle avait besoin lui était fourni par quelque puissance invisible. Le mystère persista jusqu'à un matin où le mari lui confia une fiole d'onguent afin qu'elle en passe sur les paupières du bébé.

- Prenez garde, lui dit-il, de ne pas vous en mettre sur les yeux ou il vous en coûtera.

            La vieille femme promit d'être prudente. Hélas, après avoir fait usage du contenu de la fiole, son œil gauche se mit à la démanger ; machinalement, elle se le frotta avec le même doigt qui lui avait servi à oindre les paupières du bébé. Alors il se produisit quelque chose de curieux. De son œil droit, elle voyait les choses exactement comme avant, aussi merveilleuses et resplendissantes qu'on puisse l'espérer, mais de son œil gauche, elle découvrait une grotte humide et misérable, et allongée sur un lit de fougères sèches et fanées, entourée de grosses pierres, se trouvait Eilian, son ancienne servante.

            Dans le courant de la journée, elle découvrit bien autre chose. Des petits hommes et des petites femmes s'agitaient dans tous les sens, et leurs déplacements étaient aussi légers qu'une brise matinale. Ils préparaient des délicatesses avec une extrême dextérité et une très grande célérité et servaient Eilian avec une gentillesse et une affection absolument remarquable. Le soir, la vieille femme dit :

- Vous avez eu beaucoup de visites aujourd'hui, Eilian.

- Oui, lui répondit la jeune femme, mais comment m'avez-vous reconnue ?

            La vieille femme lui confia qu'elle s'était involontairement frotté l'œil gauche avec l'onguent réservé au bébé.

- Alors faites bien attention que mon mari ne se rende pas compte que vous m'avez reconnue, lui dit Eilian.

            Elle raconta alors son histoire à la vieille femme. Les Fairies l'avaient aidée quand elle allait filer la laine en bas du pré à condition qu'elle épouse l'un d'entre eux.

- Je ne leur ai jamais donné mon accord, poursuivit-elle. Pour me protéger, j'emportais toujours avec moi un couteau pour les repousser quand ils commençaient à trop m'importuner. Cela avait pour effet de les faire disparaître immédiatement. De plus, de crainte qu'ils ne s'emparent de moi pendant mon sommeil, je mettais au travers de mon lit, un grand bâton en bois de frêne des montagnes. Aucun Fairy n'ose toucher un rameau de cet arbre sacré. Cela me protégea aussi longtemps que je demeurai vigilante. Mais le jour où l'on a tondu les moutons, j'étais si fatiguée que j'en ai oublié de protéger mon lit. Cette nuit-là, je fus transportée à toute allure à Fairyland.

            La vieille femme se montra très prudente après l'avertissement d'Eilian. Le mari féerique n'eut jamais aucun soupçon qu'elle possédait un œil gauche qui voyait des choses toutes différentes de son œil droit. Vînt le moment où sa tâche se termina sans autre mésaventure. Elle fut ramenée chez elle à cheval comme elle en était partie et il lui fut remis une rondelette somme d'argent en échange de ses services. Un peu plus tard, la vieille femme se rendit au marché. Elle n'était pas en avance. Quand elle y arriva, une de ses amies lui dit :

- Les Fairies doivent être ici aujourd'hui. Le bruit enfle et les prix montent.

            Evidemment que les Fairies étaient là, mais personne ne pouvait les voir, sauf la vieille femme de son œil gauche.

            Elle aperçut le mari d'Eilian en train de voler quelque chose sur un étalage tout près d'elle. Elle s'approcha de lui et oubliant toute prudence, elle lui dit :

- Bonjour, maître, comment va Eilian ?

- Elle va très bien, répondit le Fairy, mais avec lequel de vos yeux pouvez-vous donc me voir ?

- Avec celui-ci, dit la vieille femme en montrant son œil gauche.

            Le Fairy lui piqua immédiatement l'œil avec un jonc… et son œil droit eut à effectuer le travail pour deux tout le restant de sa vie.

 

L’Epouse féerique

            Il y a bien des années de cela, vivait à la ferme d'Ystrad, dans la Nant y Bettws, la Vallée de la Bead-house, un jeune homme joyeux et actif, courageux et fonceur. Les soirs de clair de lune, il prenait plaisir à observer les Fairies danser et à écouter leur musique. Une nuit, ils s'approchèrent vraiment très près de la maison, dans un pré près du lac, qui par la suite fut baptisé Llyn y Dywarchen, le Lac de Sod, où ils passèrent la nuit en fête. Le jeune gars, selon son habitude, sortit pour les regarder.

            Immédiatement, ses yeux se posèrent sur l'une des jeunes Fées, dont la beauté surpassait toute beauté humaine. Son teint était celui du sang sur la neige, sa voix celle du rossignol et sa douceur celle d'une brise d'un soir d'été caressant les fleurs du jardin. Son port de tête était gracieux et empreint de noblesse et elle parcourait la prairie aussi légèrement que les rayons du soleil qui avaient dansé quelques heures auparavant sur les ondulations du lac tout proche. Il en tomba éperdument amoureux et, sous l'impulsion de sa passion soudaine, quand la fête battit son plein, il se précipita au milieu de la foule des Fairies, prit l'adorable jeune fille dans ses bras et fila à toute allure en direction de sa maison. Dès que les Fairies prirent conscience de l'agression faite par un simple mortel, ils cessèrent de danser pour se ruer aux trousses du kidnappeur. Mais ils avaient bien trop de retard sur lui. La porte était bouclée et cadenassée et la jeune fille en sécurité dans une chambre. La serrure et le loquet en fer ne leur permettaient pas de la récupérer car les Fairies détestent le fer.

            Quand le jeune homme la sut en sécurité sous son toit, il fit tout son possible pour gagner ses faveurs et lui demanda de l'épouser. Elle refusa. Jour après jour, il renouvela sa demande. Quand, pourtant, elle eut compris qu'il ne lui permettrait jamais de retourner auprès des siens, elle lui dit :

- Je ne serai pas votre femme, mais si vous parvenez à découvrir comment je me nomme, j'accepte de devenir votre servante.

            Lui, pensant que cette tâche n'avait rien d'impossible, accepta cette condition à contrecœur. Mais l'épreuve était plus ardue qu'il ne l'avait imaginée. Il essaya de l'appeler par tous les noms qu'il avait déjà entendus, tenta même quelques curiosités tirées de la Bible comme Zeruiah, La-ruhamel et Hazelelponi, mais au bout du compte ne s'en trouva pas plus avancé.

            Néanmoins, il ne voulait pas renoncer et finalement, la chance vînt le servir.

            Une nuit, en revenant du marché de Caernarfon, il tomba sur un regroupement de Fairies dans une tourbière à proximité de son sentier. Ils avaient l'air de discuter sérieusement, assis en cercle. Le jeune homme se dit :

- Je suis certain qu'ils sont en train d'élaborer un plan pour libérer leur sœur. Peut-être que si je parvenais à m'approcher assez près pour entendre ce qu'ils disent sans me faire remarquer, j'arriverais à découvrir le nom de ma bien-aimée.

            En regardant avec précaution tout autour de lui, il découvrit qu'un profond fossé traversait la tourbière et passait à proximité de l'endroit où les Fairies tenaient conseil. Il se glissa dans le fossé et se mit à avancer à quatre pattes aussi silencieusement qu'un escargot et presque aussi lentement, jusqu'à ce qu'il eut atteint un endroit où il pouvait entendre ce qui se disait. Après les avoir écoutés un petit moment, il s'avéra que ses suppositions étaient justes. Ils étaient en train de discuter du sort de la jeune fille qu'il leur avait enlevée. Il entendit l'un d'eux gémir à haute voix :

- Oh, Pénélope, Pénélope, ma sœur, pourquoi t'es-tu enfuie avec un mortel ?

- Pénélope, se dit le jeune homme. Ce doit être le nom de ma bien-aimée : j'en sais assez.

            Alors, il partit à quatre pattes à reculons aussi silencieusement qu'il était venu, et s'arrangea pour rentrer chez lui sans que les Fairies ne le voient.

            Quand il eut franchi sa porte, il appela la jeune fille :

- Pénélope, mon cœur, viens près de moi.

            Elle s'approcha de lui et lui demanda tout étonnée :

- Oh, mortel, qui m'a trahie ?

            Puis, en se tordant les mains, elle s'écria :

- Hélas, quel sort m'attend !

            Elle se résigna pourtant un peu et prit son rôle de servante au sérieux. Grâce à elle, la vie dans la maison comme le travail dans la ferme s'améliorèrent. Il n'existait pas de meilleure ménagère ni de plus propre dans toutes les fermes avoisinantes, pas une qui fut plus prévoyante et économe qu'elle ne l'était. Elle trayait les vaches trois fois par jour et celles-ci produisaient la même quantité de lait à chaque fois. Le beurre qu'elle fabriquait était si délicieux qu'elle pouvait le vendre sur le marché de Caernarfon un penny de plus à la livre que n'importe quel autre beurre. Le jeune homme pourtant n'était pas satisfait qu'elle demeure sa servante et il la suppliait avec insistance pour qu'elle devînt sa femme.

            « Souffle souvent sur une pierre, elle finira par se briser », dit un proverbe gallois. Un jour, elle finit par accepter de l'épouser. Mais elle lui dit :

- Il y a cependant une condition que tu dois impérativement respecter : jamais, au grand jamais, tu ne dois me heurter avec un morceau de métal. Si cela t'arrivait, je serais libre de te quitter et de rejoindre ma famille.

            Le jeune homme était prêt à se soumettre à n'importe quelle condition et il trouva celle-ci particulièrement facile à respecter. Ils se marièrent et vécurent heureux ensemble pendant quelques années. Ils eurent deux enfants, un garçon et une fille, adorés de leur mère, idolâtrés par leur père. L'épouse féerique était si avisée et si active qu'elle fit de son époux l'un des hommes les plus riches du pays. A côté de la ferme d'Ystrad, il exploitait tout le pays du nord de Nant y

Bettws au sommet de Snowdon et tout Cwm Brwynog, dans le Lianberis, soit près de cinq cents acres.

            Un jour, le mari voulut se rendre à la foire de Caernarfon. Il sortit attraper une pouliche qui broutait dans le pré près de la maison et qu'il voulait vendre à cette foire. Mais celle-ci était rétive et comme il ne pouvait l'atteindre sans risquer sa vie, il appela son épouse pour qu'elle vienne lui prêter main forte. Elle arriva aussitôt. Ils parvinrent à acculer la fringante jeune monture dans un coin qu'ils jugeaient sûr, du moins le pensaient-ils. Comme il s'en approchait pour lui passer les harnais, l'animal folâtre passa en trombe devant lui. Dans sa colère, il jeta les harnais derrière elle au moment où sa femme s'apprêtait à la poursuivre. L'extrémité métallique de la bride l'atteignit à la joue. Elle cessa aussitôt d'être visible. Bien que la rupture du contrat l'eut contrainte à disparaître, l'épouse féerique ne pouvait oublier à quel point elle aimait ses enfants et son mari.

            Par une nuit glaciale, bien longtemps après cet événement, alors que le vent froid comme les pieds d'un mort soufflait, le mari fut tiré de son sommeil par un léger tapotement sur la vitre de la fenêtre de sa chambre. Après avoir manifesté sa présence, il reconnut la douce et tendre voix de son épouse qui lui disait :

- Si le froid mon fils agresse, Que son père son manteau lui passe. Si ma fille du froid se lasse, Enveloppe là dans ma jupe épaisse.

            Elle trouva même un moyen pour voir et pour parler régulièrement à ceux qu'elle aimait par-dessus tout. La loi de son peuple ne lui permettait pas de revenir fouler le sol terrestre après son retour en Fairyland ; aussi fabriqua-t-elle une grande plaque de gazon qui flottait à la surface du lac. Là, elle passait des heures et des heures à discuter en toute liberté et avec beaucoup de tendresse avec son mari et ses enfants demeurés sur la rive. Par le biais de ce subterfuge, ils réussirent à vivre ensemble, jusqu'au jour où son mari puis ses enfants rendirent leur dernier soupir. L'île flottante est toujours visible : c'est d'elle que le lac tire son nom.

 

La Dame du Lac

            Tout là-haut, dans une cuvette de la Montagne Noire au sud Pays de Galles, il y a un petit lac isolé qu'on appelle Llyn y Fan Fach. Dans une ferme pas très loin de ce lac, vivait il y bien longtemps une veuve avec son fils unique qui s'appelait Gwyn. Quand son fils eût grandi, sa mère l'envoya souvent garder le troupeau. C'était à proximité du lac que les bêtes trouvaient la meilleure herbe. C'est toujours par là que les bêtes aux yeux doux se dirigeaient jusqu'à ce qu'elles trouvent ce qu'elles cherchaient. Un jour que Gwyn se promenait sur les bords du lac, en surveillant du coin de l'œil ses bêtes qui broutaient, il fut stupéfait en voyant une dame debout sur la surface lisse des eaux, à quelque distance de la terre ferme. C'était la plus belle créature qu'il eut jamais vue. Elle était en train de peigner sa splendide et longue chevelure avec un peigne d'or et la plate surface du lac lui servait de miroir.

            Le garçon figé sur le bord, ne parvenait plus à détacher son regard de la jeune fille : il en était tombé éperdument amoureux.

            En la contemplant, il lui tendit inconsciemment le pain d'orge et le fromage que sa mère lui avait donné le matin. La dame tout doucement vînt en glissant près de lui, mais elle hocha la tête en voyant sa main encore tendue. Elle dit :

- Cras dy fara, Nid hawdd fy nala ; Ô toi avec ton pain fripé, Il n'est pas facile de m'attraper.

            Elle plongea et disparut sous l'eau. Il rentra chez lui. Il était très triste. Il raconta à sa mère la merveilleuse rencontre qu'il venait de faire. Ils réfléchirent ensemble sur les paroles étranges qu'avait prononcées la dame mystérieuse avant de disparaître. Ils en arrivèrent à se dire qu'il devait y avoir quelque sortilège en relation avec le pain sec. Sa mère lui conseilla donc d'emporter la prochaine fois qu'il se rendrait au bord du lac un peu de pâte crue. Le lendemain matin, bien avant que le soleil n'apparaisse sur la crête de la montagne, Gwyn était déjà au bord du lac. Il avait dans sa main de la pâte à pain et attendait anxieusement que la Dame du Lac sorte des eaux. Le soleil se leva, dispersant de ses puissants rayons les brumes qui voilaient les sommets, et s'éleva haut dans les cieux. Heure après heure, le jeune homme contempla la surface des eaux, mais des heures durant il n'eut rien d'autre à voir que les rides qui apparaissaient en surface poussées par la brise et les rayons du soleil qui dansaient sur elles. Sur la fin de l'après-midi, le désespoir s'était insinué dans l'esprit du veilleur. Il était sur le point de repartir, quand à son profond enchantement, la dame réapparut au-dessus des ondulations lumineuses du soleil. Elle semblait plus belle encore. Gwyn, oubliant dans la contemplation de sa beauté, tout ce qu'il avait pourtant consciencieusement prévu de lui dire, ne put que lui tendre sa main, lui offrant ainsi la pâte. Elle refusa le cadeau d'un mouvement de la tête comme elle l'avait déjà fait et dit :

- Llaith dy fara, Ti ni fynna ; Ô toi avec ton pain moelleux, de toi point ne veux.

            Puis elle disparut sous les eaux, mais avant de s'enfoncer totalement, elle adressa au jeune homme un sourire d'une telle douceur et d'une telle grâce que son cœur en déborda plus que jamais d'amour. Comme il marchait lentement et tristement sur le chemin du retour, le souvenir de son sourire le consola et éveilla en lui l'espoir qu'à sa prochaine apparition, elle accepterait son cadeau. Il raconta à sa mère ce qui s'était passé. Elle lui conseilla, puisque la dame refusait aussi bien le pain bien cuit que le pain non cuit, d'emporter avec lui la prochaine fois, un pain qui ne soit qu'à moitié cuit. Cette nuit-là, il ne ferma pas l'œil et bien avant l'aube, il marchait déjà en bordure du lac en tenant son pain mi-cuit dans la main et en observant la surface lisse avec encore plus d'impatience que la veille. Le soleil se leva et il se mit à pleuvoir. Mais le jeune garçon ne s'apercevait de rien, le regard rivé sur les eaux. La matinée s'écoula et l'après-midi également. Et puis ce fut le soir, mais le regard de l'anxieux veilleur n'avait rien d'autre à contempler que les vaguelettes et les myriades de fossettes qu'y creusait la pluie. Les ombres de la nuit commencèrent à s'épaissir. Gwyn s'apprêtait à s'en aller, cruellement déçu, quand jetant un regard d'adieu au lac, il aperçut des vaches qui avançaient à sa surface. En voyant ces bêtes, une bouffée d'espoir le traversa : peut-être que la Dame du lac était derrière elles ; effectivement, la jeune fille apparut hors de l'eau. Elle paraissait plus belle que jamais. Gwyn fut transporté de joie devant cette apparition. Son ravissement augmenta encore en voyant qu'elle se rapprochait progressivement de la terre ferme. Il se précipita dans l'eau pour aller au-devant d'elle et lui tendit son pain à moitié cuit. Elle, en souriant, prit son offrande et lui permit de la conduire sur la berge. Sa beauté l'éblouissait et pendant un moment, il ne put faire rien d'autre que de la contempler. Comme il en admirait chaque détail, il remarqua que la sandale de son pied droit était nouée d'une manière particulière. Elle lui souriait si gracieusement qu'il finit par retrouver la parole. Il lui dit alors :

- Madame, je vous aime plus que tout au monde et je veux que vous soyez ma femme.

            Tout d'abord, elle repoussa sa proposition. Il argumenta alors avec tant de fougue et de sérieux qu'elle finit par accepter de l'épouser, en y mettant toutefois une condition :

- Je t'épouserai, dit-elle, et je vivrai avec toi jusqu'au jour où sans raison, tu m'auras frappé par trois fois, tri ergyd diachos. Quand sans raison, je recevrai le troisième coup, je te quitterai pour toujours.

            Il protesta de toute son âme qu'il préférerait se couper la main plutôt que de l'utiliser de cette façon, quand brusquement elle se leva, se précipita vers le lac et y plongea. Son chagrin et sa déception étaient si forts qu'il décida de mettre un terme à sa vie en se précipitant tête la première à l'endroit le plus profond du lac. Il courut jusqu'au sommet d'un gros rocher qui surplombait les eaux et était sur le point de sauter quand il entendit une grosse voix :

- Renonce, jeune enragé, et viens par ici.

            Il chercha d'où venait cette voix et aperçut sur le rivage un vieillard à la tête chenue et au port majestueux en compagnie de deux jeunes filles. Il redescendit de son rocher tout tremblant. Le vieillard s'adressa à nouveau à lui sur un ton encourageant :

- Mortel, tu souhaites épouser l'une de mes deux filles. Je consens à cette union si tu es capable de m'indiquer celle que tu aimes.

            Gwyn regardait les deux jeunes filles. Elles étaient si exactement semblables en tous points, stature, beauté, vêtements qu'il ne pouvait pas trouver la moindre différence entre elles. Elles étaient de si parfaits sosies qu'il semblait pratiquement impossible de dire laquelle des deux lui avait promis de devenir sa femme. Penser que si par malheur, il désignait la mauvaise, il perdrait tout à jamais, le plongeait dans une grande confusion. Il était à deux doigts de renoncer quand l'une des jeunes filles très calmement avança légèrement le pied.

            Ce mouvement, parfaitement naturel, suffit à attirer l'attention du jeune homme qui reconnut aussitôt le laçage particulier qu'il avait remarqué sur la sandale de la jeune fille qui avait accepté de l'épouser. Il avança vers elle et lui prit la main sans hésiter.

- Tu as fait le bon choix, dit le vieillard. Sois un bon mari et aime-la. Je lui donnerai en dot autant de moutons, de vaches, de chèvres, de porcs et de chevaux qu'elle en pourra compter sans reprendre son souffle. Mais souviens-toi bien : si tu lui donnes trois coups sans raison, elle reviendra vers moi.

            Gwyn était fou de joie. Il protesta à nouveau qu'il préférerait se rompre les membres plutôt que de faire pareille chose. Le vieillard sourit. Il se tourna vers sa fille et lui proposa de compter le nombre de moutons qu'elle souhaitait avoir. Elle se mit à compter jusqu'à cinq, un, deux, trois, quatre, cinq, un, deux, trois, quatre, cinq, un, deux, trois, quatre, cinq, un, deux, trois, quatre, cinq autant de fois qu'elle put jusqu'à ce qu'elle n'ait plus de souffle. Aussitôt le nombre de moutons qu'elle avait compté sortit des eaux. Puis son père lui demanda de faire de même pour le bétail. Un, deux, trois, quatre, cinq ; un, deux, trois, quatre, cinq ; un, deux, trois, quatre, cinq ; un, deux, trois, quatre, cinq. Elle continua ainsi de compter tant qu'elle put respirer. Aussitôt, le nombre de vaches noires correspondant à celui qu'elle avait pu atteindre sortit du lac. Elle compta de la même façon les chèvres, les pourceaux et les chevaux. Et chaque espèce vînt se placer elle-même à côté des moutons et du bétail. Alors le vieil homme et son autre fille disparurent.

            La Dame du Lac et Gwyn firent un grand mariage, puis s'installèrent dans une ferme du nom d’Esgair Llaethdy où ils vécurent de nombreuses années. Ils étaient aussi heureux qu'on peut l'être et même davantage : tout leur souriait et ils avaient trois fils. Quand l'aîné eut sept ans, il y eut une noce dans un village un peu éloigné. NElferch - c'était le nom que la Dame du Lac s'était donné - et son époux y étaient particulièrement attendus. Le jour venu, le couple y partit. Ils passaient par un champ dans lequel quelques-uns de leurs chevaux broutaient quand NElferch déclara que c'était trop loin pour qu'elle continue à pied et qu'elle préférait plutôt ne pas s'y rendre.

- Nous devons y aller, lui dit son mari, et si tu ne veux pas continuer à pied, tu peux monter l'un de ces chevaux. Attrapes-en un pendant que je retourne à la maison chercher la selle et les harnais.

- D'accord, dit-elle. Par la même occasion, rapporte-moi donc mes gants. Je les ai laissés sur la table.

            Il repartit pour la maison. Quand il revînt avec la selle, les harnais et les gants, il découvrit avec stupeur qu'elle n'avait pas bougé d'un centimètre de l'endroit où il l'avait laissée. En lui montrant les chevaux, il lui donna en plaisantant un petit coup de gants en disant :

- Va, va.

- C'est la première fois que tu me frappes sans raison, dit-elle en soupirant et elle lui rappela la condition sous laquelle elle avait accepté de l'épouser, une condition qu'il avait presque oubliée.

            De nombreuses années plus tard, ils se rendirent ensemble à un baptême. Alors que tous les invités baignaient dans l'allégresse et l'hilarité, NElferch soudainement éclata en larmes et se mit à sangloter pitoyablement. Gwyn lui tapota l'épaule et lui demanda pourquoi elle pleurait.

- Je pleure, dit-elle, parce que ce pauvre petit innocent est si fragile et si faible qu'il ne connaîtra aucune joie dans ce monde. La douleur et la souffrance seront son lot quotidien durant son court passage sur terre, et c'est dans l'agonie de la torture qu'il quittera cette vie. Mais, mon mari, tu m'as frappé une seconde fois sans raison.

            Après cela, Gwyn veilla jour et nuit à ne pas faire quelque chose qui put être interprété comme une entorse à leur contrat de mariage. Il était si heureux avec NElferch et leurs enfants qu'il savait bien que son cœur se briserait si par quelque malheureux hasard du sort, il portait l'ultime coup qui lui ravirait à jamais son épouse.

            Peu de temps après, le bébé au baptême duquel ils avaient assisté, après une courte vie de douleur et de souffrance, mourut en agonisant comme NElferch l'avait prédit. Gwyn et la Dame du Lac se rendirent aux obsèques. Alors que tout le monde se recueillait en proie au chagrin et au deuil, NElferch se mit à rire joyeusement, attirant sur elle des regards de stupéfaction. Son mari fut si choqué de ce comportement si irresponsable dans une si triste occasion qu'il la poussa du coude en disant :

- Hé là, ma femme, pourquoi ris-tu donc ?

- Je ris, répondit-elle, parce que ce malheureux bébé est enfin heureux et libéré de ses douleurs et de ses maux.

Puis elle se leva et dit :

- Tu viens de me donner le dernier coup. Adieu.

            Elle regagna immédiatement Esgair Llaethdy. Là, elle appela son troupeau, toutes ses bêtes et leur descendance, chacune par son nom. Le bétail, elle l'appela ainsi :

- Mu wlfrech, moelfrech : Vache tachetée, hardie roussette ; Mu olfrech, gwynfrech : Vache tachée, blanc moucheté ; Pedair cae tonn-frech : Quatre marbrée du champ gras ; Yr hen wynebwen, Vieille tête blanche ; A'r las Geigen : et la grise ; Gyda'r tarw gwyn : avec le taureau blanc ; O lys y Brenin : de la cour du roi ; A'r llo du bach : et toi petit veau noir ; Sydd ar y bach, suspendu au crochet ; Dere dithe, yn iach adre ! : Viens toi aussi, tous réunis, rentrons !

            Ils obéirent tous immédiatement aux ordres de leur maîtresse. Le petit veau noir, bien qu'il eut été tué, revînt à la vie et abandonnant son croc, se mit à gambader avec le reste du troupeau, les moutons, les chèvres, les porcs et les chevaux, se soumettant à la Dame du Lac. On était au printemps. Quatre bœufs labouraient l'un des champs. A leur intention, elle cria

- Y pedwar eidion glas, Eh, les quatre bœufs gris ; Sydd ar y ma's, Qui êtes au champ ; Deuwch chwithe, Venez aussi ; Yn iach adre ! Tous réunis, rentrons !

            Le long troupeau et la Dame du lac par la montagne arrivèrent au lac d'où ils venaient et disparurent dans ses eaux. La seule trace de leur passage était un sillon tracé par la charrue que les bœufs tirèrent derrière eux jusque dans le lac : on le voit encore aujourd'hui.

            Gwyn eut le cœur brisé. Il suivit son épouse jusqu'au lac, terrassé par le malheur et mit un terme à son existence en plongeant dans les profondeurs glacées. Leur trois fils, rongés de chagrin, suivirent presque l'exemple de leur père. Ils passèrent une grande partie de leurs journées à errer en bordure du lac en espérant revoir encore une fois leur mère disparue. La constance de leur amour eut finalement sa récompense. Un jour, NElferch leur apparut. Elle leur dit que leur mission sur la terre consistait à soulager la douleur et la misère des hommes. Elle les conduisit à un endroit que l'on appelle encore le Vallon des Guérisseurs, Pant-y-Meddygon, où elle leur enseigna les vertus des plantes et des herbes médicinales qui y poussaient. Elle leur apprit encore l'art de guérir. Ayant bénéficié des connaissances de leur mère, ils devinrent les plus habiles guérisseurs du pays. Rhys Grug, Lord de Llandovery et de Dynevor, leur donna un titre, des terres et des privilèges à Myddfai, pour leur compétence et pour les soins et les bienfaits qu'ils dispensaient aux nécessiteux. La renommée des guérisseurs de Myddfai couvrit tout le Pays de Galles et se poursuivit durant des siècles à travers leurs descendants.

 

 

La Fontaine interdite

            Il était une fois un garçon d'une douzaine d'années que son père envoyait souvent garder les moutons sur le Frenni fach. Très tôt, un matin de juin, il emmena pour la journée le troupeau à sa pâture et regarda prudemment du haut de Frenni fawr de quel côté se dirigeaient les brumes matinales. Bien qu'il fut jeune, il savait que si le brouillard se dirigeait sur le Pembrokeshire, la journée serait belle alors que s’il prenait la direction du Cardiganshire, le temps serait épouvantable. Les brumes allaient du côté du Pembrokeshire. Le garçon, tout guilleret à l'idée de la belle journée qui s'annonçait, se mit à siffloter gaiement et laissa son regard vagabonder. Il vit alors, dans le lointain ce qui lui parut être une escouade de soldats activement engagée dans une opération militaire, dont il ne pouvait rien dire au premier abord.

- Ça ne peut pas être des soldats en montagne aussi tôt que cela, se dit-il après réflexion.

            Il grimpa donc au sommet d'une petite colline et là, il vit qu'ils étaient trop petits pour être des soldats.

- Je n'arrive pas à croire que ce sont des Fairies, se dit-il.

            Il en avait souvent entendu parler et avait déjà vu leurs anneaux féeriques, mais il n'en avait jamais vu de ses propres yeux. Sa première idée fut de courir chez lui pour en parler à ses parents. Mais il se dit qu'ils pourraient avoir disparu avant qu'il ne revienne ou que peut-être même ses parents lui interdiraient de revenir : beaucoup de gens ont peur des Fairies ; aussi renonça-t-il à cette idée. Après avoir à nouveau réfléchi, il décida de s'en rapprocher le plus possible et étape après étape, il parvînt à se retrouver à courte distance des visiteurs. Il resta là un bon moment à observer leurs mouvements. Ces visiteurs étaient de minuscules petites personnes des deux sexes, d'une beauté comme il n'en avait jamais vue. Les uns dansaient une ronde échevelée en se tenant par la main. D'autres jouaient au chat et à la souris avec une surprenante rapidité et d'autres encore galopaient sur de petits chevaux blancs. Leurs vêtements avaient des couleurs variées, les uns blancs, les autres écarlates. Les petits hommes portaient des capuchons rouges dédoublés et les petites femmes une coiffe légère qui ondulait de manière fantastique avec la brise. Tous riaient sans retenue et semblaient parfaitement heureux.

            Il ne leur fallut pas longtemps pour repérer le garçon. En riant, ils lui firent signe de se joindre à eux. Avec précaution, il se rapprocha petit à petit et, par mégarde, il aventura l'un de ses pieds dans le cercle. A peine l'eut-il posé que ses oreilles s'emplirent de la plus harmonieuse musique qui soit. Il posa donc l'autre pied à l'intérieur du cercle. Aussitôt, il se retrouva, non plus dans un anneau de Fées sur le versant de la montagne, mais dans un magnifique palais rutilant d'or et de perles. Toutes les beautés du monde l'environnaient et tout ce qu'on pouvait imaginer en matière de plaisirs lui fut proposé. Il pouvait s'étendre là où il en avait envie et chacune de ses envies était anticipée par des jeunes filles d'une beauté sans pareille. Au lieu des tatws a llaeth, des pommes de terre au babeurre et des puddings à la farine d'avoine (flummery) auxquels jusqu'à présent il était habitué, il avait droit ici aux meilleures viandes servies sur des plats d'argent, et au lieu de la petite bière, le seul breuvage alcoolisé qu'il eut jamais goûté, il pouvait boire du vin rouge ou du vin blanc d'une merveilleuse saveur dans des gobelets d'or richement sertis de pierres précieuses.

            Il n'existait qu'une restriction : en aucun cas, il ne devait boire l'eau de la fontaine qui se trouvait dans le jardin et dans laquelle évoluaient des poissons d'or et d'autres couleurs. Chaque jour, de nouvelles raisons de s'amuser lui étaient proposées, de nouveaux passe-temps lui étaient procurés et de nouveaux visages lui étaient présentés, plus agréables encore, si cela était possible, que ceux qu'il avait vus auparavant. Ayant tout ce qu'un mortel peut désirer, le garçon voulut encore la seule chose qui lui était interdite. Comme Eve dans le jardin d'Eden, il était rongé par la curiosité. Un jour qu'il se trouvait près de la fontaine à contempler les poissons qui s'agitaient dans l'eau, comme personne ne le regardait, il plongea la main dans le bassin. Tous les poissons disparurent instantanément. Il porta l'eau à ses lèvres. Un cri indistinct retentit dans le jardin. Il en but. Le palais et tout son environnement disparurent et il se retrouva seul, sur la montagne, à l'emplacement exact où il avait posé le pied dans l'anneau des Fées. Les moutons broutaient, là où il les avait laissés et les brumes accrochées à la montagne s'étaient à peine déplacées. Il pensait qu'il s'était absenté pendant plusieurs années ; en fait, il n'avait été parti que quelques minutes.

 

La jeune Mariée du Lac Rouge

            Un jour de brume, un fermier pêchait dans le Llyn Coch, le Lac Rouge qui est au cœur de la forêt de Snowdon. Une brusque saute de vent créa, dans la vapeur grise en suspension sur les eaux, une brèche par laquelle il aperçut un petit homme perché sur une échelle et fort occupé à entasser de la paille. Le chaume et l'échelle s'appuyaient sur la surface du lac. La vision s'effaça au bout de quelques instants et l'eau reprit son friselis là où il avait vu du foin et du chaume. Par la suite, le fermier prit l'habitude de revenir fréquemment au bord du lac, mais il n'y remarqua plus rien d'exceptionnel jusqu'à cette chaude journée d'automne où, chevauchant à proximité du lac, il emmena son cheval s'y désaltérer.

            Pendant que l'animal étanchait sa soif, il regardait machinalement les ondulations de l'eau quand à sa grande surprise, il s'aperçut qu'un très beau visage, sous la surface de l'eau et à courte distance de lui, l'observait. Comme il l'examinait, déconcerté, la tête toute entière, puis les épaules émergèrent. Il sauta de son cheval et se précipita vers la demoiselle. Quand il eut atteint l'endroit de cette apparition, celle-ci s'était évanouie, pour réapparaître presque immédiatement à un autre endroit. Il se précipita à nouveau vers elle : elle disparut à nouveau. Cela se produisit une troisième fois et une quatrième et une cinquième, après quoi le fermier renonça à sa poursuite et rentra chez lui, inconsolable. Le lendemain il revînt au bord du lac où il s'assit, espérant revoir la belle demoiselle. Pendant un long moment, elle ne se manifesta d'aucune façon. Pour tromper son ennui, il sortit de sa poche quelques excellentes pommes qui lui avaient été données par un voisin. Il commença à en croquer une. C'est alors que brusquement, la dame apparut dans toute son éblouissante beauté, presque à côté de lui, et le pria de lui en jeter une.

- Si vous désirez une pomme, il va falloir que vous veniez la chercher vous-même, dit le fermier.

            Il exhiba le fruit tentant en faisant miroiter ses belles couleurs rouges et vertes. Elle se rapprocha davantage, mais au moment où elle s'apprêtait à saisir la pomme qu'il tenait de la main gauche, avec sa main droite, il lui attrapa le poignet et serra fermement son étreinte. Elle se mit alors à pousser des cris perçants. Un vieil homme avec une longue barbe blanche et une couronne de nénuphars émergea au milieu du lac.

- Oh, mortel, que veux-tu à ma fille ? demanda-t-il.

            Le fermier lui répondit que son cœur se briserait si la Nymphes du lac n'acceptait pas de l'épouser. Après de nombreux palabres, le père donna son accord à cette union, sous condition toutefois que le jeune homme ne jetât jamais d'argile sur son épouse. Le mariage se fit immédiatement et le couple connut un immense bonheur.

Un jour, la jeune femme exprima l'envie de manger l'une de ses délicieuses pommes avec lesquelles le fermier avait réussi à l'attirer hors du lac pour la séduire. Le mari se rendit donc chez le voisin qui les produisait et en rapporta non seulement des pommes, mais un bel arbrisseau, un jeune pommier de cette variété, cadeau de son ami. Ils décidèrent de le mettre en terre sans tarder, lui creusant, elle le tenant jusqu'à ce que le trou fut assez grand pour qu'on l'y plante.

- Il est assez profond maintenant, dit le fermier.

            Et, pour que la chance demeure, il balança par-dessus son épaule la dernière pelletée de terre. C'était de l'argile. Il n'avait pas regardé où il la projetait. Elle atteignit son épouse en pleine poitrine. Elle n'eut pas plutôt reçu cette volée de terre qu'elle se mit à sangloter, pleurant à chaudes larmes.

- Adieu à toi, mon cher mari, dit-elle.

            Puis elle courut se jeter dans le lac et disparut sous la surface lisse et limpide des eaux.

 

La Malédiction de Pantannas

            Il y a de cela fort longtemps, la ferme de Pantannas, dans le Glamorgan, était tenue par un vieux bonhomme irascible. Il détestait les Fairies qui dansaient dans ses champs au clair de lune et désirait trouver le moyen de s'en débarrasser. N'étant pas par lui-même capable de trouver une solution à son problème, il se rendit chez une vieille sorcière et lui expliqua ce qu'il attendait d'elle. Elle lui demanda le lait que produiraient ses vaches pendant la nuit en échange de quoi elle le conseilla ainsi :

- Là où dans vos champs, vous trouverez des cercles féeriques, labourez et semez-y du blé. Quand les Fairies verront que leurs prairies ont disparu, ils n'y reviendront plus jamais.

            Le fermier appliqua ce conseil. Il attela ses bœufs et passa sa charrue de fer sur tous les cercles sur lesquels les Fairies avaient dansé la nuit, puis il y sema du blé. Le tapage nocturne de danses et de chants cessa et on ne vit plus un seul Fairy dans les champs de Pantannas. Le fermier en était extrêmement satisfait et s'imaginait être définitivement tranquille jusqu'à ce soir de printemps où il commença à déchanter. Les blés étaient verts. Le fermier rentrait chez lui dans la lumière rouge du soleil couchant, quand un minuscule petit bonhomme vêtu d'un manteau rouge s'approcha de lui. Il pointa sur lui la petite épée qu'il tenait et lui dit :

- Dial a ddaw, La Vengeance arrive, Y mae gerliaw. Elle approche à grands pas.

            Après avoir dit cela, le petit bonhomme disparût. Le fermier essaya d'en rire. Mais il y avait quelque chose de si peu engageant dans le regard du petit homme furieux qu'il se sentit très mal à l'aise. Le printemps cependant s'écoula, l'été survînt, puis l'automne, et rien ne se produisit. Le fermier en vînt à penser qu'il avait été stupide de redouter la menace du petit homme au manteau rouge. A l'automne, le blé prit les couleurs de l'or : il était mûr pour la faucille. Un soir, alors que le fermier et sa famille étaient couchés, ils entendirent soudain, un bruit épouvantable qui ébranla la maison comme si celle-ci était sur le point de s'écrouler. Ils tremblaient de peur ; ils entendirent alors une voix tonitruante :

- Daw dial. La Vengeance arrive.

            Le lendemain matin, dans les champs de blé, il ne restait pas un seul épi, pas une seule paille, seulement des cendres noires. Les Fairies avaient incendié toute la récolte. Le fermier s'en alla arpenter ses champs, contemplant avec tristesse tous ces ravages quand le même petit bonhomme réapparut. Pointant sur lui son épée menaçante, l'Elfe lui dit :

- Nid yw ond dechreu. Et ce n'est que le commencement.

            Le visage du fermier devînt aussi blanc qu'un linge. Il commença à plaider sa cause cherchant à obtenir le pardon. Il était tout à fait d'accord, dit-il, pour que les champs où les Fairies voulaient danser et chanter redeviennent des prairies grasses. Ils pourraient danser sur leurs cercles aussi souvent qu'ils le désireraient sans qu'il intervienne, pourvu seulement qu'ils renoncent à lui faire payer son erreur.

- Non, fut la cinglante réponse qu'il obtînt. La sentence du roi est sans appel : il se vengera de toi, et il n'y a rien qui puisse contrecarrer cette décision.

            Le fermier éclata en larmes et supplia avec un tel accablement qu'on lui pardonne sa faute que le petit homme finit par le prendre en pitié et lui dit qu'il plaiderait son cas devant son seigneur.

- Je reviendrai ici même, dans trois jours, à l'heure du coucher du soleil. Je t'apporterai la réponse de mon roi.

            Le troisième jour, à l'heure dite, le fermier retrouva le malin Fairy qui l'attendait.

- La sentence du roi est inexorable, la vengeance doit s'exercer. Cependant, puisque tu reconnais ton erreur et que tu souhaites expier ta faute, la malédiction ne te frappera pas et ne frappera pas non plus tes fils. Elle ne poursuivra que tes lointains descendants.

            Cette promesse rassura le fermier. Les cercles sombres d'herbes grasses repoussèrent, les joyeux Elfes dansèrent dessus et les airs de musique emplirent les champs comme autrefois. La voix abominable revenait parfois pour réitérer la menace :

- Daw dial, La Vengeance arrivera.

            Mais le fermier atteignit paisiblement un âge avancé et ses fils le suivirent au cimetière sans avoir subi aucune conséquence de la malédiction prononcée par le roi des Fairies.

            Plus de cent ans après que la première mise en garde eut été formulée, Madoc, l'héritier de Pantannas, se fiança avec Teleri, fille du seigneur de Pen Craig Pat. La date de leur mariage fut fixée quelques semaines plus tard, au moment de la marée de Noël. La fête à laquelle Teleri et tous ses parents furent conviés eut lieu à Pantannas. La fête se déroulait merveilleusement. Tous étaient assis autour de la cheminée et on passait son temps à écouter des histoires ou à chanter. Soudain, couvrant le murmure de la rivière qui courait au pied de la maison, ils crurent entendre une voix :

- Daeth amser ymddial. Le jour de la Vengeance est arrivé.

            Le silence s'abattit sur la joyeuse compagnie. Ils sortirent et écoutèrent au cas où la voix se manifesterait une seconde fois. Mais bien qu'ils y fussent demeurés un bon moment, ils n'entendirent rien d'autre que la rivière furieuse et en crue plongeant dans les rocailles. Ils rentrèrent. Progressivement, leur crainte s'estompa. Tout redevînt comme avant. A nouveau, couvrant les manifestations d'allégresse et le bruit des eaux qui semblaient être en ébullition au contact des gros galets, une voix claire retentit :

- Daeth yr amser. Le jour est arrivé.

            Un vacarme terrible retentit autour d'eux et la maison se mit à trembler sur ses fondations. Ils demeuraient assis, sans voix, épouvantés, le regard fixe. Une  sorcière  informe  apparut  dans l'encadrement de la porte. Alors l'un des hôtes, plus hardi que les autres, s'exclama :

- Que viens-tu faire ici, hideuse petite chose ?

- Tu ne m'intéresses absolument pas, jacasseur, dit la sorcière. J'étais venue vous parler du sort qui attend cette maison et qui a rapport avec ce que vous vivez, mais puisque tu m'as insultée, je ne lèverai pas le voile qui recouvre ces événements.

            A ces mots, elle s'évanouit et personne ne sut où ni comment. Quand elle fut partie, la voix retentit encore, beaucoup plus sonore que précédemment :

- Daeth amser ymddial. Le jour de la Vengeance est arrivé.

            La terreur et la tristesse s'emparèrent d'eux tous. Les invités n'attendirent pas pour s'esquiver et pour regagner en tremblant leurs domiciles. Madoc prit en selle sa fiancée pour la raccompagner à Pen Craig Daf. Comme elle éprouvait au plus profond d'elle-même une épouvante sans nom, il fit, en amoureux passionné, tout son possible pour dissiper ses craintes. Les heures de la nuit se succédèrent. Madoc ne rentrait toujours pas à Pantannas. Le matin arriva, Madoc n'était toujours pas revenu. Ses parents âgés, déjà éprouvés par la vue de la sorcière et par les étranges voix qui avaient abrégé leur joyeuse fête, se rongeaient d'anxiété malgré eux. Comme la journée avançait et que Madoc ne donnait toujours aucun signe de vie, ils dépêchèrent des messagers dans toutes les directions pour aller aux nouvelles, mais tout ce qu'ils purent découvrir fut qu'il avait bien fait demi-tour pour rentrer après avoir pris congé de sa fiancée à Pen Craig Daf. Tout le pays se mit à sa recherche. Méticuleusement, on explora toutes les collines, on fouilla toutes les vallées sur des milles à la ronde, on sonda toutes les rivières : on ne retrouva pas la moindre trace de lui. Des semaines passèrent en vaines recherches. Son père et sa mère se rendirent auprès d'un vieil ermite qui habitait une grotte perchée sur les hauteurs du pays. Ils lui demandèrent s’ils reverraient un jour leur fils disparu. Il raconta aux parents éplorés que cette épreuve prenait ses racines dans un lointain passé, qu'elle était due aux Fairies et la réalisation de leur menace et qu'ils avaient enlevé le malheureux jeune homme. Il leur conseilla de ne pas conserver l'espoir de le revoir mort ou vivant. Il se pouvait que dans plusieurs générations il réapparaisse, mais eux seraient morts.

            Le temps passa, les semaines, puis les mois, puis les années et l'on finit par admettre que l'ermite avait dit la vérité. Tous. Tous à l'exception d'une seule personne. La gentille Teleri, elle, ne cessa jamais de croire que son bien-aimé avait survécu et finirait par revenir. Tous les matins, quand le soleil franchissait les portes de l'aube, elle se tenait debout au sommet d'un grand rocher, scrutant la campagne. On pouvait encore la voir au même endroit guettant le moindre signe du retour de son bien-aimé quand le soleil sombrait derrière les remparts de l'ouest. Les parents de Madoc moururent et leurs dépouilles furent inhumées afin qu'ils reposent en paix. Teleri continuait à espérer. Elle prit son poste de garde, année après année, et sa vue perçante s'affaiblit et ses cheveux châtain prirent la teinte de l'argent. Epuisée par cette vaine attente, elle mourut précocement. On l'enterra dans le cimetière de la vieille église du Fan. Les uns après les autres, ceux qui avaient connu Madoc s'éteignirent et son étrange disparition ne connut plus qu'un faible écho dans les récits populaires. L'inflexible confiance de Teleri et sa certitude se révélèrent justes. Son bien-aimé était encore vivant. Voici ce qui lui était arrivé.

            En revenant de Pen Craig Daf, son attention fut attirée par la musique la plus mélodieuse qu'il eut jamais entendue. Celle-ci semblait provenir d'une grotte dans la Fissure du Corbeau (Raven's Rift). Il s'arrêta donc pour l'écouter. Le son après un moment diminua d'intensité comme si sa source s'enfonçait dans la grotte. Il fit quelques pas à l'intérieur pour mieux l'entendre. La mélodie continua de s'éloigner et Madoc, oubliant tout le reste, continua à la suivre dans les dédales de la grotte. Il avait dû écouter cette musique une heure ou deux selon son estimation lorsqu'elle s'arrêta brusquement. Se souvenant soudain qu'après les étranges événements de la nuit, ses parents devaient se ronger de souci en l'attendant, il regagna rapidement l'entrée de la grotte. Quand il en sortit, le soleil était haut dans le ciel. Il pensa qu'il avait dû rester à l'intérieur à écouter cette musique, beaucoup plus longtemps qu'il ne l'avait cru tout d'abord. Il rentra à la hâte à Pantannas, ouvrit la porte et pénétra à l'intérieur. Assis auprès du feu, se trouvait un homme âgé qui lui demanda :

- Qui es-tu donc pour entrer ainsi sans crier gare ?

            La perplexité s'empara alors de Madoc. Il regarda autour de lui. L'intérieur de la maison lui paraissait changé, différent de celui auquel il était habitué. Il s'approcha de la fenêtre et regarda dehors. La campagne présentait également quelques curieuses différences. Il était troublé et commençait à prendre vaguement conscience que de grands changements affectaient sa vie. Il répondit doucement :

- Je suis Madoc.

- Madoc ? lui dit le vieil homme. Madoc ? Je ne te connais point. Il n'y a pas de Madoc par ici et si mes souvenirs sont bons, je n'ai jamais connu un homme de ce nom. Le seul Madoc dont j'ai jamais entendu parler par mon grand-père, était un gars qui un beau jour a disparu, on n'a jamais su comment. Oui, il habitait ici, mais ça date pas d'hier.

            Madoc s'effondra sur une chaise et pleura. Le vieil homme, ému par son chagrin, tenta de le réconforter. Il lui posa la main sur l'épaule ; alors la silhouette éplorée se désagrégea en fine poussière.

 

La Poursuite de Ianto

            Il y a bien, bien des années, il y avait dans les collines du Breconshire un homme qui s'appelait de son véritable nom Ifan Sion Watkin, mais qu'on connaissait bien mieux sous celui de Ianto Coedcae, lanto étant le diminutif d'Ifan et Coedcae le nom de sa ferme. Ianto un jour fut invité à célébrer un baptême chez un de ses amis qui résidait aux limites de Glamorgan. Il accepta avec plaisir cette invitation espérant y passer une joyeuse soirée. Il ne fut pas déçu. Il y avait plein de bonnes choses à manger, bière forte et vieil hydromel à volonté ; on pouvait danser et le pénillion était accompagné de la harpe. Le temps passa si rapidement qu'Ifan fut tout éberlué quand il entendit la vieille horloge se mettre à égrener les douze coups de minuit. Il avait des affaires urgentes à régler le lendemain matin et comme il avait un long trajet à faire, il commença à s'agiter pour repartir. Son hôte regarda dehors :

- Ianto, dit-il, il fait noir comme dans un four. Veux-tu que je te passe une lanterne pour t'éclairer ?

            Ianto prit la mouche.

- Est-ce que tu me prends pour un gamin ? s'écria-t-il avec indignation. Il m'est arrivé d'être dehors par des nuits tellement sombres que je ne distinguais plus ma main au bout de mon bras et j'ai toujours retrouvé le chemin de chez moi. Une lanterne ? Non, merci.

            Après avoir souhaité la bonne nuit aux autres invités qui n'ayant qu'une courte distance à parcourir n'étaient pas pressés de quitter la fête, et à son hôte et à l'épouse de celui-ci, Ianto s'engagea d'un pas assuré sur le chemin qui passait par la montagne pour le conduire chez lui. Il avait déjà bien marché et parcouru un bon bout de chemin quand il crut entendre, à quelque distance devant lui, un vague air de musique.

            Ianto continua donc de sorte qu'à un moment, il se retrouva si près de ce bruit qu'il put parfaitement l'identifier : les sons provenaient d'une harpe que quelques voix accompagnaient. Il put même reconnaître l'air : c'était Ar hyd y Nos, Tous dans la nuit. Ianto éclata de rire.

- Bon sang, se dit-il, c'est vraiment la chanson la mieux adaptée à la situation.

            Il jugea sa remarque si bien appropriée qu'il éclata de rire de plus belle. Il s'efforça alors de découvrir qui étaient ces joyeux plaisants, mais il ne vit rien tant la nuit était épaisse. Comme il savait qu'il n'y avait pas d'habitation à proximité, sa curiosité en fut toute émoustillée. La musique continuait. Comme elle semblait provenir d'un endroit peu éloigné du sentier, il se dit que ça ne lui coûterait pas grand chose de s'écarter un peu de son chemin pour voir de plus près ce qu'il en était. Il se dit en outre que cela ne se faisait pas de passer aussi près de si joyeux lurons sans leur procurer l'occasion de l'inviter à se joindre à leur allégresse. En conséquence, il quitta le chemin et coupa tout droit dans la direction d'où provenait la musique. Comme il s'était rendu directement à l'endroit d'où il était presque sûr que les sons émanaient, il fut un peu étonné de constater qu'ils étaient un peu plus loin.

- Voilà qui est étrange, se dit-il.

            Il en était si dérouté qu'il se gratta vigoureusement le cuir chevelu pendant une ou deux minutes. Cela lui éclaircit les esprits et il s'étonna d'avoir mis si longtemps à trouver l'explication du phénomène.

- Je ne dois pas avoir les idées bien nettes, se dit-il, pour ne pas m'être souvenu que les bruits sont perçus à une bien plus grande distance la nuit que le jour. Voilà ce qui se passe, évidemment.

            Il repartit donc. Mais rien à faire ! Plus il avançait, moins il se rapprochait. Il s'arrêta à nouveau pour y réfléchir. La musique à ce moment-là était déjà loin devant et s'éloignait encore.

- Non, se dit-il, je ne renoncerai pas !

            Il accéléra donc le pas de crainte de perdre complètement son repère sonore. Il n'avait pas fait dix mètres quand une chose étrange se produisit. Il s'enfonça jusqu'au cou dans un marais de tourbe. Quand il se fut suffisamment démené pour en sortir et après avoir remis autant que faire se pouvait étant donné les circonstances un peu d'ordre dans ses vêtements, la musique se fit entendre tout près de lui. De plus, on l'appelait par son nom : "Ifan, Ifan." Comme c'était la manière la plus respectueuse de s'adresser à lui, cela lui donna à nouveau à réfléchir :

- Bon, qui que cela soit, ces gens doivent être bien élevés.

            Au lieu de renoncer à la poursuite, comme il en avait eu la ferme intention après son accident, son désir de se joindre à une compagnie qui à l'évidence était aussi policée que mélomane ne fit que s'accroître. Il repartit donc et au bout d'une ou deux minutes, il entendit qu'on l'appelait encore : "Ianto, Ianto." Ce n'était pas une désignation aussi respectueuse que "Ifan, Ifan," mais il était dans un tel état d'esprit et son astuce si peu à court de ressources qu'il n'eut aucune difficulté à en trouver l'explication.

- Il doit y avoir dans cette compagnie quelqu'un qui me connaît bien, se dit-il.

            En conséquence de quoi il en conclut que cette familiarité avait des excuses. Les appels, cependant, qui faisaient alterner "Ifan, Ifan," et "Ianto, Ianto," devenaient maintenant si indistincts qu'il ne parvenait plus à distinguer si ils avaient une quelconque réalité ou s'ils provenaient de la perdrix ou du vanneau qu'il dérangeait continuellement dans les bruyères. Au bout d'un moment, contrarié par ses déceptions à répétition et totalement épuisé, il se résolut à s'étendre sur le sol pour y attendre le matin. A peine eut-il trouvé une position pour s'endormir que la harpe vibrant avec plus d'éclat que jamais, lui sembla tellement près de lui qu'il comprenait parfaitement les paroles de la chanson qu'elle accompagnait. Il bondit sur ses pieds. Il devait quoi qu'il advienne, mener sa quête à son terme. Il tomba dans les marais et s'y enfonça, pataugea dans l'eau qui lui montait jusqu'aux genoux, s'écorcha les jambes en traversant bruyères et ajoncs, mais il était tellement déterminé qu'il n'y prêta aucune attention. Tout à coup, à courte distance devant lui, il entrevit un grand nombre de lumières. En s'approchant, il vit qu'elles provenaient d'une maison dans laquelle il paraissait y avoir une nombreuse assemblée, s'adonnant à une fête comparable à celle qu'il venait de quitter : musique, à boire et mets copieux et variés. A la porte, une très jolie jeune fille l'invita à entrer, le fit asseoir dans un confortable fauteuil près d'un feu ronronnant et lui demanda si il préférait de la bière ou de l'hydromel. Ianto pensa que la bière serait mieux appropriée que l'hydromel après sa longue course nocturne. La jeune fille s'empressa d'aller lui en chercher. Mais avant qu'elle ne revienne ou qu'il ait eu le temps de réfléchir à la compagnie qui l'entourait, l'effet de la fatigue accumulée fut tel qu'il s'endormit comme une masse.

            Il fut réveillé le lendemain matin par les rayons du soleil qui jouaient sur son visage. En ouvrant les yeux et en regardant autour de lui, il fut abasourdi en constatant qu'il était tout seul. La maison et les convives avaient complètement disparu et il ne restait pas la moindre trace de ce qu'il avait pourtant vu avant de s'endormir. Au lieu de se retrouver confortablement assis dans un bon fauteuil près d'un feu ronronnant, il était véritablement gelé jusqu'à la moelle des os et allongé sur une barre rocheuse au sommet de l'une des plus hautes roches escarpées de Mynydd Pen Cyrn. S'il avait fait un pas ou deux de plus, le pauvre Ianto aurait plongé tête baissée une douzaine de pieds en contrebas.

 

La Récompense du Joueur de Harpe

            Sion Rhobert était un joueur de harpe originaire d'Hafod Elwy, dans le Denbighshire. Un soir, il alla animer une soirée à Llechwedd Llyfn, à côté de Cefn Brith, et quand les gars et les filles décidèrent de se séparer car il était très tard. On lui permit enfin de se traîner jusque chez lui. Il partit ; il devait passer par un endroit où la montagne était dépouillée. En arrivant vers le lac Llyn-dau-ychain, il vit sur ses berges un splendide palais, brillamment éclairé. Il en fut tout ébahi ; il avait emprunté ce chemin plus d'une fois et n'y avait jamais vu la moindre habitation. Si je le vois, se dit Sion, je dois le croire. Comme il s'en approchait, une très jolie servante lui fit signe d'entrer.

            Elle introduisit Sion dans une grande pièce éclairée par des milliers de chandelles et somptueusement meublée. Un domestique vêtu d'une livrée bleu pâle lui tendit une coupe emplie de vin pétillant qui après qu'il l'eut bue convainquit Sion qu'il était, sans l'ombre d'un doute, le meilleur joueur de harpe que le monde ait jamais connu. Les invités l'entourèrent, l'appelant par son nom - ce que Sion trouva étrange, car il n'avait pas souvenir d'en avoir rencontré un seul auparavant - et lui demandèrent de jouer. Sion accepta et ils se mirent à danser avec fougue. Lorsque la première danse fut terminée, l'un des invités prit le chapeau de Sion et fit une quête. Il le lui ramena empli d'or et d'argent. Après cela, Sion se remit à jouer. Les invités dansèrent jusqu'à l'aube, puis les uns après les autres, ils s'éclipsèrent et Sion resta seul. Il vit un canapé, s'allongea dessus et s'endormit très vite. Il ne se réveilla guère avant midi. Il découvrit alors qu'il était allongé sur la bruyère. Le palais avait disparut et l'argent et l'or qu'il avait eus dans son chapeau s'étaient transformés en feuilles mortes.

 

La Récompense féerique

            Ianto Llewelyn vivait en célibataire dans une maisonnette à Llanfihangel. Une nuit, alors qu'il était déjà couché, il entendit un bruit devant sa porte. Il ouvrit sa fenêtre et demanda :

- Qui est là ? Et qu'est-ce que vous voulez ?

            Une petite voix cristalline lui répondit :

- C'est dans cette pièce que nous voulons habiller nos enfants.

            Ianto descendit et ouvrit la porte : une douzaine de petits êtres entrèrent portant leurs minuscules bébés dans leurs bras et se mirent à chercher un pichet en terre avec de l'eau. Ils restèrent dans la maison quelques heures pour baigner leurs bébés et les vêtir. Juste avant que le coq ne chante, ils s'en allèrent, en laissant un peu d'argent près du foyer pour le récompenser de les avoir si aimablement reçus.

            Après cela, lanto prit l'habitude de recharger de quelques boulets de charbon son feu afin qu'il brûle toute la nuit, de laisser un bac d'eau sur le foyer et du pain avec ses accompagnements sur la table. Il fit attention aussi de retirer tout ce qui pouvait contenir du fer avant d'aller se coucher. Les Fairies revinrent souvent chez lui pendant la nuit et après chacune de leurs visites, il trouvait un peu d'argent près du foyer. Ianto renonça à travailler. Il vivait à l'aise grâce à l'argent qu'il recevait des Fairies en dédommagement de son hospitalité. Cette source de revenu était plus que suffisante pour lui apporter un peu d'aisance. Aussi un jour, Ianto se maria.

            Betsi - c'était le nom de l'heureuse élue - qui ne s'était jamais préoccupée de la façon dont il gagnait son argent avant de l'avoir épousé, dès qu'elle fut dans ses meubles, commença à se montrer particulièrement curieuse. Ianto refusa de lui dire quoi que ce soit et cette attitude ne fit que renforcer sa volonté d'en savoir plus.

- Je ne crois pas que tu le gagnes honnêtement, finit-elle par dire.

            Ianto protesta ses grands dieux qu'il n'y avait pas une once de malhonnêteté dans sa façon de gagner sa vie. Elle ne lui laissa pourtant pas de répit.

- Tu devrais être honteux de garder un vilain petit secret pour ta tendre petite femme, renchérit-elle.

- Mais, protesta Ianto, si je te le livre, égoïste Betsi, je n'aurai plus jamais d'argent.

- Ah, dit-elle.

            Elle avait déjà conçu quelques doutes en voyant Ianto préparer le soir son feu et de l'eau chaude.

- Alors, ce sont les Fairies.

- Zut ! dit-il. Oui, ce sont les Fairies.

            A ces mots, il enfonça ses mains dans ses poches d'un air maussade et sortit de la maison. A cet instant, il avait sept shillings dans ses poches. Il s'en alla en les palpant, songeant qu'un verre de bière et une bonne pipe à l'auberge ne seraient pas du superflu après une telle querelle conjugale. Son argent avait disparu. A la place, il ne trouva que quelques bouts de papier, pas même bons à allumer sa pipe. A partir de ce jour-là, les Fairies ne lui donnèrent plus d'argent. Il dut à nouveau aller gagner sa pitance à la sueur de son front, ce qui demeure un moyen de gagner sa vie plus conforme à la Bible mais moins agréable que de récolter l'argent féerique.

 

La Substitution de Llanfabon

            A Berth Gron, dans une ferme de la paroisse de Llanfabon, vivait autrefois une jeune veuve. Elle avait un petit garçon auquel elle tenait plus qu'à la prunelle de ses yeux. C'était son seul réconfort et elle l'élevait dans du coton, comme on dit. Pryderi, c'était le nom qu'elle lui avait donné, allait sur ses trois ans. C'était un beau bambin pour son âge. A cette époque, la paroisse de Llanfabon regorgeait de Fairies. La nuit quand la lune blanchissait la campagne de sa lumière, souvent leur musique qui se prolongeait jusqu'au chant matinal du coq empêchait les paysans de dormir. La nuit quand la lune était vaincue par l'obscurité, ils adoraient attirer les hommes vers les marais déserts en allumant de trompeuses lumières. Même pendant la journée, ils pouvaient jouer de mauvais tours aux gens si ceux-ci ne se tenaient pas sur leurs gardes. La jeune veuve savait que les Fairies raffolaient voler les nourrissons dans leurs berceaux. Vous pouvez donc aisément imaginer les précautions qu'elle prenait avec son petit trésor. Elle détestait ne pas l'avoir sous les yeux la nuit comme le jour : si par malheur, elle avait à s'en éloigner, elle était malheureuse comme les pierres tant qu'elle n'était pas revenue près de lui pour constater qu'il se portait comme un charme.

            Un jour, alors qu'il était couché dans son berceau et qu'il dormait, elle entendit dans l'étable les vaches qui meuglaient pitoyablement comme si elles souffraient lamentablement. Comme il n'y avait personne d'autre qu'elle dans la maison pour veiller sur son précieux petit garçon, elle craignit tout d'abord d'avoir à sortir pour voir ce qui se passait. Le meuglement, cependant, devenait de plus en plus atroce et elle avait de plus en plus peur. Incapable de demeurer là plus longtemps sans réagir, elle se précipita dehors, oubliant dans sa frayeur de placer les pinces croisées sur le berceau. Quand elle entra dans l'étable, elle fut surprise de constater qu'il ne se passait rien. Les vaches ruminaient placidement. Elles tournèrent leurs grands yeux dociles vers elle manifestant un doux étonnement et s'émerveillant visiblement devant sa brusque intrusion. Comprenant alors qu'elle avait été bernée, elle repartit en courant à toute allure vers la maison et vers le berceau. Elle craignait de le trouver vide, mais se penchant au-dessus, elle y trouva un petit garçon qui l'accueillit en lui disant "Mère." Elle le regarda de plus près : il ressemblait à Pryderi, mais il y avait quelque chose en lui qui lui donna à penser que ce n'était pas lui. Enfin, elle dit d'un air mal assuré :

- Tu n'es pas mon petit enfant.

- Mais si, vraiment, dit le petit. Qu'est-ce que tu veux dire, mère ?

            Mais elle avait quelque part en tête l'idée que ce n'était pas son petit garçon et le temps finit par lui donner raison. Le petit garçon par la suite se révéla être grognon et agité, contrairement à Pryderi qui avait toujours été sage comme une image. En un an, il ne grandit pas du tout. Pryderi, de son côté, était en pleine croissance. En outre, ce petit drôle semblait enlaidir chaque jour alors que Pryderi était devenu de plus en plus beau : enfin, c'est ce que pensait sa mère. Elle ne savait plus quoi faire.

            A l'époque, il y avait dans la paroisse de Llanfabon un homme qu'on disait au courant de bien des choses obscures pour la majorité des gens. Il s'était fait cette réputation en vivant dans un lieu qu'on appelait le Château de la Nuit.

            Ce château avait été édifié avec les pierres de l'église de Llanfabon et était hanté. Un bon nombre d'hommes avaient essayé d'y habiter mais avaient été contraints de le quitter car les fantômes les y tourmentaient. Que cet homme fut capable de vivre là dans une apparence de paix et de tranquillité était la preuve évidente, aux yeux de la population de Llanfabon, qu'il possédait quelque pouvoir sur les puissances de l'ombre. La veuve s'en vînt consulter l'homme sage et lui exposa ce qui la tracassait. Après l'avoir attentivement écoutée, il lui dit :

- Si vous appliquez fidèlement et scrupuleusement mes conseils, je pense être en mesure de vous aider. A midi demain prenez une coquille d'œuf et brassez-y de la bière. Il faut que le garçon vous voie, mais ne lui dites rien. Il va vous demander ce que vous faites. Répondez-lui : « Je suis en train de préparer tout ce qu'il faut pour brasser de la bière pour les moissonneurs ». Ecoutez attentivement ce qu'il vous dira alors, mais faites semblant de ne pas y prêter attention. Quand vous l'aurez couché demain soir, venez tout me raconter.

            La veuve rentra chez elle. Le lendemain, à midi, elle mit en application les directives que lui avait données l'homme rusé. Elle prit une coquille d'œuf et prépara tout ce qu'il lui fallait pour brasser de la bière. Le garçon se tenait près d'elle, la regardant comme le chat regarde la souris. Il lui demanda alors :

- Qu'est-ce que vous êtes en train de faire, mère ?

            Elle lui répondit :

- Je suis en train de brasser de la bière pour les moissonneurs, mon garçon.

            Alors le garçon se dit comme pour lui-même sur un ton calme :

- Je suis très âgé maintenant, j'ai vécu avant d'être né, je me souviens de ces chênes là-bas quand ils n'étaient encore que glands sur la terre, mais je n'ai jamais vu un œuf de poule servir à brasser de la bière pour des moissonneurs.

            La veuve entendit bien ce qu'il marmonnait, mais fit comme si elle n'avait rien compris et lui demanda :

- Qu'est-ce que tu dis, mon fils ?

            Il lui dit :

- Rien, mère.

            Elle se retourna alors vers lui et vit qu'il était tout renfrogné ; l'expression de colère qui marquait ses traits lui donnait un air vraiment peu engageant. Après qu'elle l'ait eu couché ce soir-là, la veuve se rendit au Château de la Nuit, comme il était convenu.

            A peine y était-elle arrivée que l'homme sage lui demanda :

- Pouvez-vous me dire précisément ce qu'il a dit ?

- Il se parlait très lentement à lui-même, répondit la veuve, mais je suis presque sûre qu'il a dit : Je suis très âgé maintenant, j'ai vécu avant d'être né, je me souviens de ces chênes là-bas quand ils n'étaient encore que glands sur la terre, mais je n'ai jamais vu un œuf de poule servir à brasser de la bière pour des moissonneurs.

- C'est bien, dit l'homme sage. Si vous appliquez mes conseils fidèlement et scrupuleusement, je pense être en mesure de vous aider. Ce sera la pleine lune dans quatre jours. Vous devez vous rendre à minuit là où les quatre routes se croisent au-dessus du Gué de la Cloche. Cachez-vous dans un coin où vous pourrez observer tout ce qui se passe sans vous faire repérer. Quoiqu'il arrive, ne bougez pas et ne faites pas de bruit. Si cela arrivait, mes plans échoueraient et vous mettriez votre vie en danger. Revenez me voir le lendemain pour me raconter ce que vous avez vu.

            A minuit, au jour dit, la veuve alla se cacher derrière un gros buisson près du croisement au-dessus du Gué de la Cloche. De là, elle pouvait observer tout ce qui se passait sur les quatre routes sans qu'on la voie. Pendant un bon moment, il n'y eut rien à voir, ni à entendre : la lune brillait de tous ses éclats et le lourd silence de la nuit enveloppait tout. Puis de gros nuages sombres dissimulèrent la lune, et à ce moment, la veuve inquiète entendit une faible rumeur dans le lointain. Les sons se rapprochèrent de plus en plus ; elle écoutait avec une attention redoublée. Bientôt la musique fut tout près d'elle ; elle vit alors une procession de Fairies déboucher sur l'une des routes. L'avant-garde de la procession s'écoula : des centaines de Fairies suivaient. Ils chantaient les plus belles chansons qu'elle eut jamais entendues et elle se dit qu'elle pourrait rester à les écouter pendant des heures. Lorsque le milieu de la procession passa à sa hauteur, la lune sortit de derrière un gros nuage noir. Dans cette clarté froide qui inonda la terre, elle vit alors quelque chose qui transforma son plaisir en amère souffrance et fit battre son cœur à tout rompre. Elle vit son tendre amour de petit garçon qui avançait entre deux Fairies. Elle faillit presque oublier la raison de sa présence et était sur le point de sauter au milieu des Fairies pour s'emparer de son petit chéri. Mais elle se souvînt à temps de la mise en garde de l'homme sage : ses plans tomberaient à l'eau et elle mettrait sa propre vie en danger si elle agissait ainsi. Au prix d'un effort extrême, elle parvînt à se contrôler : elle n'esquissa pas un mouvement, ni ne proféra le moindre son. Quand la longue procession fut passée, que la musique s'en allait mourir dans le lointain, elle sortit de sa cachette et rentra chez elle se coucher.

            Mais son cœur était trop lourd ; ses pensées n'arrivaient pas à se détacher de son petit enfant perdu et elle ne ferma pas l'œil de la nuit.

            Tôt le lendemain, elle se rendit chez l'homme sage. Il l'attendait. Quand elle entra, il vit dans ses yeux qu'elle avait assisté à quelque chose qui l'avait contrariée. Elle lui raconta ce dont elle avait été témoin au croisement des quatre routes. Il lui dit à nouveau :

- C'est bien. Si vous appliquez mes conseils fidèlement et scrupuleusement, je pense être en mesure de vous aider.

            Il prit alors un grand livre à reliure en peau de veau, l'ouvrit et se plongea longuement dans sa lecture. Après avoir longuement réfléchi, il dit :

- Vous devez trouver une poule noire avec une seule plume blanche ou de n'importe quelle autre couleur que noire. Dans votre foyer, vous mettez de la tourbe ou du bois ?

- De la tourbe dit la veuve.

- Quand vous aurez trouvé la poule, reprit l'homme sage, allumez un feu de bois et cuisez-y la poule, avec ses plumes et tout entière. Quand vous l'aurez mise à cuire, fermez toutes les ouvertures et bouchez tous les trous des murs ; ne laissez ouvert que le conduit de la cheminée. Quand ce sera fait, évitez de regarder le garçon ; concentrez-vous sur la cuisson de la poule et n'en levez pas les yeux avant que la dernière plume n'en soit tombée.

            Aussi étranges qu'aient pu paraître les consignes de l'homme sage, elle était résolue à les suivre aussi fidèlement et scrupuleusement qu'elle avait suivi les consignes précédentes. Mais bon sang de bois, quel mal elle eut à dénicher une poule noire qui n'avait qu'une plume blanche ou de toute autre couleur que noire.

            Elle frappa à toutes les portes des fermes de la paroisse de Llanfabon en vain, et elle en était pratiquement arrivé à la conclusion que si cette race de poules avait un jour existée, elle était maintenant éteinte. Elle mit des semaines à trouver sa poule ; ce fut dans une ferme à des milles de Llanfabon que ses recherches enfin aboutirent. Ses déceptions répétées augmentaient son amertume puisqu'elle était obligée de dissimuler la répulsion que lui inspirait le petit drôle qui avait pris la place de son fils. Quand il s'adressait à elle en l'appelant "Mère," c'était presque plus qu'elle ne pouvait en supporter ; elle était juste capable de ne rien montrer, de ne pas changer de comportement à son endroit, bien qu'il lui parut chaque jour un peu plus malingre, un peu plus malgracieux et un peu plus hideux. Ayant trouvé la poule noire, elle alluma un grand feu de bois et quand il fut bien parti, elle tordit le cou de la poule, la mit à rôtir comme elle devait le faire, les plumes et le reste. Puis elle ferma toutes les ouvertures et les trous du mur et s'assit devant le feu pour regarder la poule cuire. Le petit drôle l'appela plusieurs fois, mais bien qu'elle lui eut répondu, elle ne releva pas la tête pour le regarder. Au bout d'un moment, elle s'évanouit. Quand elle revînt à elle, elle vit que toutes les plumes étaient tombées ; elle regarda autour d'elle ; l'enfant de substitution avait disparu. Elle entendit alors des accords musicaux à l'extérieur de la maison ; c'était les mêmes que ceux qu'elle avait entendus au carrefour. Brusquement la musique se tut et elle entendit une petite voix qui appelait :

- Mère.

            Elle se rua dehors et là, à quelques pas du seuil, elle vit debout devant elle, son tendre petit garçon. Elle l'attrapa dans ses bras et le dévora de baisers.

            Elle riait, elle pleurait, et sa joie était si grande qu'il n'existe pas de mots pour la décrire. Quand elle lui demanda où il avait été pendant tout ce temps, le petit garçon ne put lui fournir aucune explication ; il lui dit seulement qu'il avait entendu une merveilleuse musique. Il était pâle et amaigri, mais grâce aux soins attentionnés de sa mère, il retrouva bientôt sa belle silhouette. Et ils purent vivre heureux.

 

Le Bâton de Marche féerique

            Un fermier était en train de rassembler ses moutons sur le Cwmllan quand il entendit des pleurs. En règle générale, seuls les êtres humains pleurent bruyamment et comme le fermier n'avait vu aucun humain dans les parages, il en fut fort étonné. Il fit donc quelques pas dans la direction d'où provenaient ces sanglots. Tout d'abord, il ne vit rien qui puisse les provoquer, mais un instant après, il découvrit une toute petite jeune fille sur une corniche étroite surplombant le grand précipice qui sanglotait à fendre l'âme. Il se porta à son secours et parvînt au prix de grandes difficultés à la tirer de cette mauvaise passe. Il ne l'avait pas plutôt déposée en lieu sûr qu'un petit vieillard fit son apparition.

- Je te remercie, dit-il, pour la bonté que tu viens de témoigner à ma fille. Accepte ceci en souvenir de ton geste désintéressé, et il tendit au fermier un bâton de marche.

            Le fermier le prit. Juste au moment où il s'en saisit, la minuscule petite jeune fille et le petit vieillard disparurent. L'année suivante, chacune des brebis de son troupeau mit bas deux agnelles et cela dura plusieurs années. Ses troupeaux durant tout ce temps semblèrent singulièrement à l'écart de tout incident, de toute maladie. Les voleurs de moutons voyaient tous leurs plans échouer quand ils essayaient de s'en prendre à eux, les oiseaux de proie ne s'aventuraient plus à essayer de crever les yeux des agneaux et même lorsqu'une épidémie s'abattait sur les autres troupeaux, les siens étaient épargnés. Un hiver, ils furent ensevelis sous une avalanche ; il fallut creuser pour les en sortir. Quand ils en émergèrent, ils parurent plutôt en meilleure forme qu'auparavant et leur laine fut plus belle et plus abondante que celle de tous les autres moutons de la région.

            Le fermier devînt riche et fit de nombreux envieux. Un soir, peu de temps après que le troupeau eut été emporté par l'avalanche de l'hiver, le fermier s'était rendu dans un village un peu éloigné afin d'y échanger son coq bleu contre un noir combattant qui avait remporté tous ses combats. Il était déjà tard quand le fermier décida de rentrer à la maison et une violente tempête s'annonçait. Le vent hurlait, la pluie se mit à tomber à seaux et le pays se trouva plongé dans une épouvantable obscurité. Sur le chemin du retour, le fermier devait traverser une petite rivière sur des pierres émergeantes. En arrivant à cet endroit, la rivière était sortie de son lit. Par la force de son courant, elle balayait tout ce qui entravait son passage. Comme il sondait les pierres avec le bâton de marche que lui avait confié le petit vieillard, celui-ci lui échappa et fut aussitôt emporté par le torrent furieux. Il s'en fallut de peu qu'il ne fut emporté avec. Il regagna sa maison et dès qu'il fit jour, il partit à la recherche de son bâton. Et aussi pour constater les dégâts que la tempête avait occasionnés. Il découvrit alors que presque la totalité de son troupeau avait été emportée par les flots. Sa chance avait tourné et sa richesse disparut comme elle était venue… avec le bâton de marche.

 

Le Puits de Grace

            Au sud-est du lac Glasfryn, dans la paroisse de Llangybi, on peut trouver un puits qui porte le nom de Ffynnon Grassi ou Puits de Grace. Dans les temps d'avant le temps, c'était un puits féerique sur lequel veillait Grassi. Sa tâche consistait à le maintenir couvert, sauf quand on y puisait de l'eau. Un soir, elle oublia de le couvrir et l'eau s'en échappa. Elle coula beaucoup, continuellement, mais si silencieusement que les Fairies ne s'en rendirent pas compte. Elle finit par atteindre l'un des anneaux où ils dansaient et le submergea.

            Quand ils s'en aperçurent, ils arrêtèrent l'inondation, pas assez tôt cependant pour éviter la formation du lac Glasfryn. Quand elle vit le résultat de sa négligence, Grassi, rongée par les remords, se mit à arpenter en long et en large ce morceau de terre que l'on appelle de nos jours Cae'r Ladi, "le Champ de la Dame," en se tordant les mains, en pleurant et en gémissant. Les Fairies s'emparèrent d'elle et la transformèrent en cygne. Sous cet aspect, elle hanta pendant cent-vingt ans le lac dû à son étourderie. A l'issue de cette période, les Fairies lui permirent de reprendre sa forme humaine.

            Parfois, il arrive que l'on voie vers les deux heures du matin, certaines nuits de l'année, une longue dame aux formes irréprochables et aux grands yeux brillants, portant une longue robe de soie blanche et une coiffe de velours blanc, arpentant en long et en large la partie haute du Cae'r Ladi. Elle pleure et elle se lamente. Si ce n'est pas Grassi, qui est-ce donc alors ?

 

 

Le Retour de Dai Sion

            Dai Sion, le fils du cordonnier qui habitait près de Pencader, dans le Carmarthenshire, mit par hasard le pied dans un cercle féerique sur la montagne et se sentit irrésistiblement contraint à danser. Il pensa ne faire que quelques pas, juste histoire de se dégourdir les jambes, puis sauta promptement hors du cercle et reprit le chemin qui le ramenait chez lui. Il n'avait pas marché bien longtemps quand il s'arrêta stupéfait. Où se trouvait-il ? Tout avait changé. A la place des terres incultes, il voyait des champs labourés. Des maisons s'élevaient là où les coqs de bruyère s'envolaient en l'entendant s'approcher. Là où son père avait construit sa minuscule cabane en torchis, s'élevait maintenant une belle maison de pierres.

- Ah, se dit Dai, voilà encore un mauvais coup des Fairies ; ils cherchent à me faire prendre des vessies pour des lanternes ; ça ne fait pas dix minutes que j'ai mis un pied dans ce cercle et personne en un si court laps de temps n'a pu construire une vraie maison à mon père.

            Pensant alors qu'il était toujours sous le charme, il considéra que tout ce qu'il observait était imaginaire et sans substance, et se dépêcha de regagner le domicile paternel. Une haie d'aubépine barrait le sentier qu'il connaissait depuis sa plus tendre enfance. Il se frotta les yeux, puis posa sa main sur la haie pour vérifier que c'était une illusion. L'épine qui pénétra dans son doigt le convainquit que la barrière était bien réelle.

- Ce n'est pas une haie féerique, en tous cas, se dit-il, et à en juger par l'âge de ses épines, elle n'a pas poussé là en quelques minutes.

            Il l'escalada et continua. Il entra dans la cour de la ferme, tout semblait si étrange qu'il se fit l'effet d'être un intrus. Un énorme chien bondit sur lui en aboyant furieusement.

- Tango, Tango, dit Dai, bien que tu aies grossi et changé de couleur, tu ne me reconnais donc pas ?

            La brute n'en aboya que davantage.

- A tous les coups, se dit-il, j'ai perdu mon chemin et je me retrouve dans une paroisse que je ne connais pas. Mais non, c'est bien le Gareg Hir que je vois là-bas !

            Planté sur ses jambes, il se mit à contempler la pierre levée qui se dressait sur la montagne au sud de Pencader et qui commémorait quelque ancienne bataille. Pendant qu'il s'attardait à la regarder ainsi, il entendit des pas derrière lui. Il se retourna et vit l'occupant de la maison de pierres qui était sorti, alerté par les aboiements de son chien. Les vêtements de Dai étaient si déguenillés et il était si pâle que le cœur du fermier gallois s'en émut :

- Qui êtes-vous, mon pauvre homme ? demanda-t-il.

- Je sais qui j'étais, lui répondit Dai, mais maintenant, je ne sais plus qui je suis. J'étais le fils du cordonnier qui habitait encore ici ce matin.

- Mon pauvre garçon, lui dit le fermier, vous n'avez plus toute votre raison. Cette maison a été construite par mon arrière-grand-père, réparée par mon père et personne d'autre que ma famille n'a jamais vécu ici. Quel était donc le nom de votre père ?

- Sion Ifan y Crydd, répondit-il.

- Je n'ai jamais entendu parler de lui, dit le fermier en secouant la tête.

- Eh bien, je ne sais plus quoi faire avec tout ça, dit Dai. En tous cas, je reconnais très bien la pierre dressée. Il y a à peine une heure, j'étais encore en train de dénicher un faucon juste à côté.

- Mais où êtes-vous allé entre temps ? demanda le fermier.

- J'ai mis le pied dans un anneau féerique sur la montagne, j'ai fait un tour de danse et j'en suis ressorti.

- Ah, vous êtes allé avec les Fairies ? dit le fermier. La vieille Catti Sion à Pencader est celle qui en sait le plus sur les Fairies par ici. On va aller la trouver. Elle sera sûrement capable de nous donner quelques explications. Mais rentrez un instant. Je vais vous donner à manger avant qu'on y aille.

            Après que Dai se fut restauré, l'homme l'invita à le suivre et lui ouvrit le chemin. En entendant le bruit des pas qui derrière lui s'affaiblissait de plus en plus, il se retourna et vit avec horreur Dai Sion qui en quelques secondes se désagrégea. Bientôt il ne resta plus de lui qu'un dé à coudre de cendres noires.

            Un peu plus tard, le fermier alla trouver la vieille Catti. Il se rendit au misérable taudis dans lequel elle vivait et frappa à la porte. Comme on ne lui répondait pas, il entra et appela :

- Catti Sion, Catti Sion, où êtes-vous ?

            Un mince filet de voix lui répondit en chevrotant :

- Je suis dans mon lit.

            Le fermier se retourna et vit une épaisse barricade d'ajoncs, si étroitement entassés qu'ils dissimulaient le lit.

- Qu'est-ce que c'est que tous ses ajoncs, Catti ? demanda le fermier.

- C'est à cause des Fairies, dit Catti. Ils ne veulent plus me laisser tranquille. Si je suis debout, ils s'assoient sur la table et me font des grimaces. Ils font tourner mon lait et renversent mon thé. Avant que je ne mette ces ajoncs, ils ne me laissaient même pas me reposer dans mon lit. Mais ils ne peuvent pas passer au travers de ça, ça les pique un bon coup et comme ça je peux enfin me reposer un peu.

- C'est une excellente idée, Catti, dit le fermier, mais dites-moi, vous souvenez-vous d'un homme nommé Sion Ifan y Crydd ? Est-ce que ce nom-là vous dit quelque chose ?

- Eh bien, dit Catti, j'ai un vague souvenir d'avoir entendu mon grand-père raconter que le fils Sion disparut un matin et que plus jamais par la suite on a entendu parler de lui. On prétendait qu'il avait été enlevé par les Fairies. La petite maison des Sion se trouvait quelque part près de chez vous.

 

 

Le Séjour d’Elidyr à Fairyland

            Dans cette région de croix, d'églises en ruines et de conglomérats rocheux, de caers et de tumuli, de cromlechs et de camps, que l'on surnomme parfois Dewisland, vivait autrefois un jeune garçon appelé Elidyr que ses parents souhaitaient voir devenir prêtre. Pour cette raison, ils l'envoyaient tous les jours auprès des moines de Saint-David afin qu'il y apprenne à lire et à écrire, mais ce petit garnement préférait de loin le cerceau et la balle à la fréquentation des livres. Tout ce qui lui rentrait par une oreille, lui ressortait par l'autre. C'était un véritable cancre. Ses professeurs appliquant le principe de Salomon selon lequel "Qui ménage la trique hait son fils, mais qui l'aime bien, le châtie bien," démontraient leur affection pour leur élève en respectant ce conseil avisé. Ils avaient d'abord commencé par le corriger légèrement et de temps en temps, mais Elidyr ne progressant pas, il ne se passa bientôt plus une leçon sans qu'il ne reçoive le châtiment. Les coups de fouet se firent plus fréquents et également plus sévères jusqu'à ce qu'Elidyr décide de ne pas prolonger son séjour parmi eux.

            Un jour donc, il avait douze ans, il s'enfuit. Il baguenauda à droite et à gauche et plus avant il allait, plus heureux il était. Comme il se doutait qu'on allait se mettre à sa recherche, il se mit rapidement en quête d'une cache, mais il dut chercher un bon moment car il ne trouvait aucun endroit où il put se sentir en sécurité. Il arriva enfin au bord d'une rivière. Dans la berge creusée, il trouva une jolie cachette dans laquelle aucun de ses poursuivants ne songeraient à chercher un fugitif. Il se glissa en rampant à l'intérieur et y dormit toute la nuit aussi profondément que le meilleur élève fatigué par l'apprentissage des leçons.

            Le lendemain, il commença à déchanter : si sa cachette lui permettait d'échapper avec quelque gloriole aux livres et aux châtiments corporels, elle présentait cependant quelques désavantages : le principal étant qu'il n'avait ni à boire ni à manger, ce qui n'est pas rien quand on est un garçon en pleine croissance doté d'un solide appétit. Il était coincé là sans pouvoir rien faire car lorsqu'il avait passé la tête par dessus le bord de la berge, il avait vu des hommes et des femmes qui partout battaient la campagne à le rechercher. Il avait de plus en plus faim et oh la la, comme le temps s'écoulait lentement ! Ce fut la plus longue journée qu'Elidyr eut jamais connue. Le soleil se traînait misérablement dans le ciel et il semblait qu'il s'écoulerait des siècles avant qu'il n'enfonce son disque rouge dans les eaux de la baie de Saint-Bride. Ce ne fut pourtant pas mieux quand le soleil eut disparu : la nuit est en effet pis que la journée quand vous ne pouvez pas dormir et il est difficile de compter des moutons quand vous avez l'estomac vide. A chaque fois qu'il se réveillait, il avait de plus en plus faim, de sorte qu'en son for intérieur il décida qu'il allait rentrer chez lui dès que la lumière du jour éclairerait suffisamment son chemin. Mieux valait deux raclées - car il savait bien que son père ne lui ferait pas plus de cadeau que les moines - que ce loup qui lui dévorait les entrailles. Quand les ombres de la nuit commencèrent à s'estomper, il s'apprêta à lever le camp quand à son extrême surprise, il découvrit deux tout petits hommes qui l'observaient et qui lui dirent :

- Suis-nous. Nous allons t'emmener dans un pays où il n'est qu'amusement et enchantement.

            Sa faim s'évanouit instantanément et comme sa faim avait disparu, son envie de retourner vers ses leçons tellement détestées et les coups de fouets disparut également. Il ne se fit donc pas prier pour accompagner les petits hommes. Ils s'enfilèrent d'abord dans une galerie souterraine plongée dans l'obscurité qui déboucha bientôt sur une contrée merveilleuse parsemée de ruisseaux aux ondes limpides, de prairies luxuriantes et de collines boisées. Les deux petits hommes conduisirent Elidyr à un palais magnifique.

- Quel est cet endroit ? demanda le vaurien.

- C'est le palais du roi de Faery, répondirent ses guides.

            Ils y entrèrent tous trois et y trouvèrent le roi assis sur son trône splendide, entourés de ses courtisans vêtus de robes magnifiques. Le roi demanda à Elidyr qui il était et d'où il venait. Elidyr le lui dit. Le roi lui dit alors :

- Tu te mettras aux ordres de mon fils.

            Le roi le congédia d'un signe de main et le fils du roi, qui était à peu près du même âge qu'Elidyr, l'entraîna dehors. Alors commença pour Elidyr une période de suprême bonheur. Il accompagnait le fils du roi partout et participait à tous les jeux et à tous les amusements des petits hommes. Ils étaient petits de taille mais ne ressemblaient en rien à des Nains difformes car leurs membres étaient parfaitement proportionnés. Ils avaient belle allure et leur chevelure longue et épaisse retombait sur leurs épaules comme celle des femmes. Ils montaient de petits chevaux pas plus hauts que des lévriers et jamais ils ne mangeaient de viande ou de poisson : ils se nourrissaient exclusivement de lait parfumé au safran. Ils ne promettaient jamais rien et ne mentaient jamais, car s'il était une chose au monde qu'ils détestaient, c'était le mensonge. Ils se moquaient de l'espèce humaine qui passait son temps en luttes, en extravagances, en vanité, en inconstance, en duperies et en mensonges. Ils ne croyaient en rien, à moins que l'on ne puisse dire qu'ils étaient adorateurs de la Vérité. Le pays qu'ils habitaient était très beau, mais il présentait une particularité. Le soleil jamais n'y brillait et un plafond de nuages toujours couvrait le ciel, de sorte que les journées étaient sombres et que les nuits étaient noires comme dans un four car ni la lune, ni les étoiles n'apportaient un peu de leur clarté.

            Après quelques temps, Elidyr commença à s'ennuyer de sa mère. Il demanda l'autorisation de retourner lui rendre visite. Le roi la lui accorda. Les deux petits hommes qui l'avaient amené au royaume de Faery le reconduisirent par le tunnel et lorsqu'il eut retrouvé la terre du dessus, ils l'accompagnèrent jusqu'à la petite maison de sa mère en le maintenant invisible. Vous pouvez aisément imaginer quelle fut la joie de sa mère en le revoyant, car elle le croyait mort. Elle le bombarda de questions : il dut tout lui raconter, y compris comment il était revenu. Elle le supplia de rester près d'elle, mais comme il avait donné sa parole de retourner, il dut bientôt repartir, après avoir fait promettre à sa mère de ne pas révéler l'endroit où il était ni avec qui. Après cette première visite, il revînt souvent la voir, en empruntant parfois la route par laquelle il était revenu la première fois, parfois en passant ailleurs. Les premières fois, il ne lui était pas permis d'aller seul, mais parce qu'il avait toujours respecté sa parole, il eut bientôt l'autorisation d'effectuer ces visites sans être accompagné.

            Un jour qu'Elidyr était auprès de sa mère, il lui parla des lourdes balles jaunes avec lesquelles ils jouaient, le fils du roi et lui. Sa mère pensa qu'elles devaient être en or. Elle lui dit :

- Apporte m'en une la prochaine fois.

- Ce ne serait pas bien ! dit le garçon.

- Où serait le mal, demanda sa mère.

- J'ai promis de ne jamais rien emporter sur la terre, répondit Elidyr.

- Oh ! Parmi les centaines de balles que possède le fils du roi, il ne lui en manquerait qu'une, argua la mère, et son fils à contrecœur accepta.

            Quelques jours plus tard, quand il estima que personne ne le voyait, il ramassa l'une des balles d'or et prit la direction de la maison de sa mère, en marchant tout d'abord lentement, puis en accélérant le pas à mesure qu'il se rapprochait de l'air pur. Au moment où il atteignait l'extrémité du passage souterrain, il crut entendre un petit piétinement derrière lui. Il se mit à courir. Il regarda derrière. Il vit deux petits hommes qui le poursuivaient. Ils avaient des airs sinistres. Il accéléra l'allure et fonça tête baissée. Les petits hommes le talonnaient, mais Elidyr conserva son avance et atteignit enfin la maisonnette. Quand il en franchit le seuil, il trébucha et s'affala. La balle d'or lui échappa des mains et roula jusqu'aux pieds de sa mère. A cet instant, les deux petits hommes sautèrent par dessus Elidyr à plat-ventre, s'emparèrent de la balle et se précipitèrent par la porte pour s'enfuir. En passant devant le garçon, ils lui crachèrent au visage en criant :

- Voleur, traître, hypocrite ! Et autres injures.

            En proie au chagrin et à la honte, il se rendit tristement à l'endroit de la berge où se trouvait l'entrée du passage souterrain, déterminé à retourner au pays des petits hommes pour leur dire à quel point il était désolé d'avoir suivi le mauvais conseil de sa mère. Il n'y trouva nulle trace d'une quelconque ouverture. Alors jour après jour, il se mit à chercher mais il ne retrouva jamais l'accès à cette fabuleuse contrée. Aussi, un jour, il se rendit au monastère pour essayer d'y oublier dans la dévotion à quel point le pays féerique lui manquait. Le moment venu, il devînt moine. L'histoire de son séjour à Fairyland se répandit peu à peu. Les gens venaient le voir et lui posaient des questions sur cette contrée. Jamais il ne pouvait évoquer cette période heureuse de sa vie au pays des petits hommes sans laisser couler une larme.

            Quand Elidyr fut devenu vieux, David, le second évêque de Saint-David, vînt un jour lui rendre visite au monastère. Il l'interrogea sur les coutumes et les habitudes des petits hommes. Mais ce qui l'intéressait particulièrement était de savoir quelle langue ils parlaient. Elidyr lui rapporta quelques-uns de leurs mots. Quand ils voulaient de l'eau, ils disaient : "Udor udorum," et s'ils voulaient du sel, ils disaient : "Halgei udorum." L'évêque n'ignorait pas qu'en grec, l'eau se dit udor et le sel alge. Il découvrit ainsi que la langue des Fairies est extrêmement proche du grec ancien.

 

Les Iles vertes de l’Océan

            Les habitants du Pembrokeshire, pendant très longtemps, se demandèrent où les Fairies, les Enfants de Rhys des Profondeurs comme on les appelle de la Petite Angleterre au Pays de Galles, vivaient. Ils fréquentaient régulièrement les marchés à Milford Haven et ailleurs. Ils faisaient leurs achats sans dire un mot, posaient leur argent et s'en allaient, laissant toujours le compte exact qu'ils semblaient connaître par avance puisqu'ils ne demandaient jamais un prix. Un certain Gruffydd ab Einion avait coutume de leur fournir plus de blé que quiconque et il y avait un boucher à Milford Haven chez lequel ils s'approvisionnaient exclusivement. Aux yeux ordinaires, ils demeuraient invisibles, mais il existait quelques personnes au regard aiguisé qui possédaient le pouvoir de les déceler sur les marchés. Personne cependant ne les voyait venir ou partir et c'était avec une grande curiosité qu'on se demandait où ils résidaient, car même les Fairies doivent bien vivre quelque part.

            Un jour, Gruffydd ab Einion se promenait du côté du cimetière de Saint David, quand il découvrit des îles assez éloignées des côtes à un endroit où il n'avait jamais vu de terres auparavant.

- Ah ! se dit-il, voici donc les Iles vertes de l'Océan, Gwerddonau Llion, ces fameuses îles que les poètes ont tant chantées. Je vais aller y voir de plus près.

            Il commença à descendre vers le rivage pour mieux les voir, mais les îles disparurent. Il remonta à l'endroit où il avait pu les observer ; il put à nouveau les voir distinctement avec leurs petites maisons dispersées ici et là au milieu des vertes prairies. Gruffydd était un homme très perspicace. Il coupa de l'herbe à l'endroit où il pouvait observer les îles et l'emmena avec lui dans un bateau. Il se mit debout dessus et largua les voiles. Peu de temps après, il accosta sur l'une des îles. Les Fairies l'accueillirent chaleureusement et après lui avoir montré toutes les merveilles de leur lieu de séjour, ils le renvoyèrent chargé de cadeaux. Il dut cependant leur laisser l'herbe enchantée, mais ils lui indiquèrent un passage souterrain par lequel il pourrait venir leur rendre visite. Son amitié pour les Enfants de Rhys des Profondeurs se perpétua aussi longtemps qu'il vécut et l'or qu'ils lui donnaient en fit l'homme le plus riche du Pays de Galles occidental.

 

Mésaventures de trois Paysans

            Trois hommes en revenant un jour de la foire de Beddgelert connurent de bien curieuses aventures. L'un d'eux tenait la ferme de Gilwern. Sur le chemin qui le remmenait chez lui, il s'en vînt à croiser la Famille Juste qui dansait. Il s'arrêta pour les regarder des heures durant. La musique était si mélodieuse qu'il était sûr que même au ciel, il n'en entendrait pas de pareille. Mais à force de l'écouter, il perdit le sens des réalités et s'approcha. Trop près ! Quand il s'aperçut de sa présence, le Petit Peuple lui jeta une sorte de poudre dans les yeux. Pendant qu'il se les frottait, ils disparurent et ainsi jamais plus il ne les revit, ni ne les entendit.

            Voici ce qui arriva au second, le fermier de Fridd. Il tomba également par hasard sur un groupe de Fairies qui festoyaient. Pendant qu'il les regardait, il s'endormit. Et pendant qu'il dormait, ils l'attachèrent de façon si étroite qu'il ne put plus bouger, pas même le petit doigt. Ensuite ils le couvrirent d'un voile de gaze, de sorte que s'il avait appelé à l'aide, personne n'aurait pu le voir. Comme il ne rentrait pas, sa famille partit à sa recherche. En vain. La nuit suivante, les Fairies revinrent le libérer. Après une nuit et une journée entière de sommeil, il sortit rapidement de sa torpeur. Mais il n'avait plus aucune idée de l'endroit où il se trouvait. Il erra un moment sur les versants du Gader et près du Gors Fawr. Le coq se mit à chanter. Alors tout lui revînt. Il reconnut les lieux. Il était à moins d'un quart de mille de chez lui.

            Le troisième était le fermier de Drws y Coed. Il rentrait chez lui en suivant l'ancienne route de crête du Gader. Lorsqu'il eut presque atteint le sommet, il découvrit une jolie petite maisonnette dans laquelle se faisait un joyeux remue-ménage. Il savait très bien qu'il n'y avait aucun bâtiment de cette sorte sur sa route et il se dit qu'il avait dû se tromper de route, qu'il s'était égaré. Il décida donc d'aller frapper à la porte de la maison pour demander qu'on l'héberge pour la nuit. Sa demande fut immédiatement acceptée. Lorsqu'il entra, il pensa qu'on faisait là un banquet de mariage (neithior), tant il y avait de gaieté, de chants et de danses. La maison était remplie de jeunes gens, de femmes, d'enfants, tous s'agitant aussi joyeusement que possible. Il se passa un moment, puis les gens, les uns après les autres, commencèrent à se retirer. Il demanda s’il pouvait aller se coucher. On le conduisit dans une belle chambre à coucher. Là, il trouva un lit bien moelleux, habillé de parures blanches comme neige. Il se dévêtit, s'allongea et s'endormit. Il dormit comme un loir jusqu'au matin. Quand il ouvrit les yeux, il s'aperçut qu'il avait dormi au bord du marais, avec une liasse de joncs pour oreiller et le ciel bleu pour couverture.

 

Le Mot de Passe féerique

            Un jour, un valet de ferme était allongé par terre près des rochers de Ynys Geinon pour guetter de sa cachette si quelque lapin retord ne se prenait pas dans ses filets. Il vit alors un petit homme s'approcher de la concrétion rocheuse. Lorsqu'il prononça un étrange petit mot, une porte s'entrouvrit dans la muraille. Il y rentra et la porte se referma derrière lui. Dai se demanda ce qui se passerait s'il prononçait le petit mot qu'il venait d'entendre. Il tenta donc l'expérience : la porte s'ouvrit devant lui, il pénétra dans le rocher. Mais il ne parvînt pas à refermer la porte derrière lui. Quand il se rendit compte qu'elle pesait au moins trois ou quatre tonnes, il vit qu'il ne pouvait rien faire. A cet instant, un petit homme arriva en courant en criant à Dai :

- Ferme la porte, ferme la porte les chandelles vont s'éteindre avec le courant d'air.

            Sur ces mots, il prononça un second curieux petit mot, et la porte se referma toute seule. C'est alors qu'il remarqua la présence de l'intrus. Il rameuta ses compagnons. Ils s'amusèrent quelque peu au détriment de Dai, mais comme celui-ci était rouge de confusion et plutôt beau garçon, ils le traitèrent avec bienveillance. Il s'aperçut alors qu'il y avait de nombreuses galeries souterraines qui partaient dans toutes les directions : elles pouvaient rejoindre les grottes de Tan yr Ogof, près du château de Craig y Nos, les grottes d'Ystrad Fellte, le Garn Goch et beaucoup d'autres endroits. Il apprit encore un grand nombre de choses sur leurs habitudes : ces Fairies étaient de fieffés voleurs, chapardant à longueur de temps du lait, du beurre et du fromage dans les laiteries des fermes. Après être resté avec eux près de deux ans, ils le laissèrent repartir. Ils lui remirent un plein chapeau de guinées car ils disposaient d'une grande réserve d'or.

            Quand il fut de retour à la ferme, il raconta à son patron tout ce qu'il avait vécu. Il aurait mieux fait de garder tout ça pour lui. Son maître estima que c'était vraiment grand dommage que tant d'or ne serve à rien. Il se rendit sur place et ouvrit la porte des rochers grâce au mot de passe que Dai lui avait confié. Il emporta alors assez de guinées, de demi-guinées et de petite monnaie pour pouvoir remplir son saloir. Mais il se montra trop gourmand : lorsqu'il retourna à la caverne pour y aller chercher encore davantage d'argent, les Fairies le découvrirent et il ne revînt plus jamais. Quand Dai vînt le chercher, il trouva ses quatre membres accrochés sur la porte de pierre. Il en fut si effrayé qu'il n'essaya plus jamais de réemployer le mot de passe, ni ne le confia plus à personne. C'est ainsi que ce tout petit mot disparut à tout jamais, et c'est bien dommage.

 

Un Chien féerique

            En revenant de l'église de Pentre Voelas, la bonne épouse de Hafod y Gareg trouva un petit chien qui gisait à même le sol dans un triste état d'épuisement. Elle le recueillit avec tendresse et le ramena chez elle dans son tablier. Elle faisait cela en partie parce qu'elle était d'une nature généreuse et avait bon cœur et en partie par crainte, car elle se souvenait de ce qui était arrivé à la cousine de Bryn Heilyn. Celle-ci avait croisé sur sa route un étrange petit chien et l'avait traité avec brutalité. Les Fairies étaient venus la trouver alors qu'elle emmenait un glasdwr qui est du babeurre dilué dans de l'eau, aux foins. Ils s'étaient emparés d'elle et lui avaient demandé si elle préférait voyager au-dessus du vent, dans le vent ou sous le vent. Elle aurait dû choisir la solution moyenne, qui lui aurait procuré un voyage agréable dans les airs à une altitude raisonnable, à égale distance des nuages et du sol. La course avec les vents d'altitude est une aventure vertigineuse et terrifiante dans le mince éther qui sépare les mondes, et ce fut bien qu'elle ne l'eut pas choisie. Mais l'option qui retînt son choix, c'est à dire de demeurer sous le vent était presque aussi mauvaise.

            Elle fut traînée dans des marécages bourbeux et dans des prairies boueuses, eût à traverser des ronces et des églantiers, jusqu'à ce que tous ses vêtements fussent en lambeaux. Elle fut reconduite chez elle griffée et saignant de partout. La bonne épouse de Hafod y Gareg n'était aucunement tentée par semblable excursion. Elle fit dans le placard un gentil petit lit douillet au chien féerique et lui donna de quoi satisfaire sa faim. Le lendemain, un groupe de Fairies vînt à la ferme pour prendre de ses nouvelles. Elle leur dit qu'il était en bonne santé et qu'elle serait enchantée s'ils voulaient le reprendre. Pour la remercier de sa gentillesse, ils lui demandèrent si elle préférait un enclos pour ses vaches qui soit propre ou sale. Elle se dit que l'on ne peut pas avoir un tel enclos propre à moins que de n'avoir que très peu de bêtes. Elle donna donc la réponse juste : un enclos sale. Elle découvrit alors que pour chaque vache qu'elle avait eue auparavant, elle en avait deux maintenant, et leur lait faisait le meilleur beurre de toute la contrée.

 

Un Emprunt féerique

            Les Fairies avaient la fâcheuse habitude d'emprunter toujours quelque chose à une vieille femme d'Hafod Rugog. Ils avaient toujours besoin de son padell et de son gradell. Le gradell est une sorte de moule rond en fer dans lequel on dispose la pâte ; le padell est un couvercle. Cette méthode de cuisson donne de l'excellent pain. Pour la dédommager, ils lui laissaient de l'argent ou un pain la nuit dans un coin de sa cuisine. Un jour, elle se rendit à son tas de tourbe pour y prendre du combustible pour son feu. Une des petites femmes s'approcha d'elle et lui demanda si elle pouvait lui emprunter sa troell bach, son rouet pour tisser du lin :

- Je suis fatiguée d'avoir toujours à vous prêter quelque chose, dit la vieille femme qui ce jour là était de mauvaise humeur. Vous aurez ce que vous voulez si vous m'accordez deux choses : d'abord, que la première chose que je touche devant la porte se casse ; ensuite que la première chose que je touche quand je serai à l'intérieur de la maison s'allonge de cinquante centimètres.

            La raison pour laquelle la vieille coquine avait fait cette demande était qu'elle avait dans le mur près de sa porte une pierre débordante, une carreg afael, comme on dit et qu'elle voulait s'en débarrasser ; et d'autre part, elle possédait un morceau de flanelle dont elle voulait se faire gilet mais auquel il manquait cinquante centimètres. La petite femme promit d'exaucer ses deux souhaits et put ainsi prendre le rouet. La vieille femme chargea son fardeau de tourbe sur son dos et se dirigea vers sa porte. En arrivant devant, elle dérapa sur une pierre et se foula presque la cheville. Elle voulut se la frotter mais son articulation se brisa et elle tomba tête la première, sur le nez. En rampant, elle réussit à se traîner à l'intérieur de la maison. Elle frotta son nez meurtri et immédiatement, il s'allongea de cinquante centimètres.

 

Une autre Substitution

            Il y a bien, bien longtemps, au cours d'un été humide, froid et orageux, un bébé naquit à Dyffryn Mymbyr, près de Capel Curig. L'exploitation était si éloignée des églises des environs et la pluie ayant rendu les chemins si impraticables que les parents ne firent pas baptiser le nourrisson, attendant un temps plus clément et des chemins plus carrossables. Le temps de la fenaison arriva. Les quelques jours où il fit beau, toute la famille partit bien sûr travailler aux champs pour essayer de sauver les foins. Personne n'en fut dispensé pour emmener le bébé au prêtre. Il ne restait à la maison que les vieilles femmes qui se déplaçaient avec une canne. Les autres jours, il plut et personne ne mît le nez dehors.

            Après une semaine de grosses averses continuelles, il y eut enfin une vraiment belle journée. Tous ceux qui pouvaient tenir un râteau s'en allèrent dans les champs pour retourner le foin détrempé et noircissant afin qu'il sèche au soleil et au vent. On laissa le bébé à la maison, endormi dans son berceau à la garde de sa grand-mère qui était si âgée et si faible que ce n'était qu'avec peine qu'elle pouvait se déplacer d'un bout à l'autre de la maison. Elle s'assit dans sa grande chaise paillée à côté du feu et sous la bienveillante influence de la chaleur qui émanait de la tourbe qui se consumait, elle commença à sentir ses paupières s'alourdir, elle se mit à somnoler et s'endormit bientôt, le menton sur la poitrine. Pendant qu'elle dormait d'un sommeil paisible, une bande de Fairies s'introduisit dans la maison. Ils s'emparèrent du nourrisson qui n'avait pas été baptisé et mirent à sa place, dans le berceau, l'un de leurs enfants geignards, flétris, ronchons. A peine y fut-il qu'il se mit à pleurnicher et à brailler. Ce bruit réveilla la mamie qui dormait. Elle se traîna en boitillant jusqu'au berceau, et au lieu du bébé tout rond et gracieux qu'on y avait laissé, elle découvrit une petite chose maigrichonne et ridée, avec un visage de vieillard, trépignant et hurlant aussi fort que ses poumons le lui permettaient.

- C'est une substitution, se dit-elle alors. L'Ancienne Famille nous a rendu visite pendant que je dormais.

            Elle prit la corne qui servait à rameuter pour le déjeuner et souffla dedans pour rappeler la mère. Celle-ci revînt en toute hâte. Lorsqu'elle entendit les braillements, elle ne prit même pas la peine de demander à la grand-mère pourquoi celle-ci l'avait rappelée. Elle se dirigea tout droit vers le berceau et en sortit son petit occupant sans même le regarder. Elle l'étreignit, le berça doucement, lui chanta une berceuse, mais rien n'y fit. Il continuait à hurler à vous briser le cœur et elle ne savait plus quoi inventer pour le calmer. Enfin, elle finit par le regarder. Elle vit immédiatement qu'il ne s'agissait pas de son adorable petit garçon. Elle le regarda mieux et sa laideur la rendit presque malade. Elle renonça à chercher à le calmer et le remit dans le berceau, le laissant hurler autant qu'il le voulait.

- Ce n'est pas mon bébé, dit-elle.

- Non, ce n'est pas lui du tout, renchérit la grand-mère. Je me suis assoupie quelques instants et les Fairies ont dû en profiter pour enlever ton bébé et mettre à sa place ce gamin insupportable.

            Toute la maisonnée était maintenant revenue des foins. Elle teint, pleine d'angoisse, un véritable conseil de famille. On décida finalement que le père devait s'en aller trouver le prêtre de Trawsfynydd - il n'y avait en effet personne de qualifié dans ce domaine qui résidât plus près - pour lui demander ce qu'il convenait de faire. Le lendemain, le père partit d'un pas lourd, fort content cependant de s'éloigner des cris perçants du petit monstre qui n'avaient pas cessé un seul instant depuis qu'il était entré à Dyffryn Mymbyr. Le prêtre tout d'abord marqua quelque réticence à le conseiller estimant que les parents n'avaient que ce qu'ils méritaient puisqu'ils avaient négligé de faire baptiser le nourrisson : un enfant qui n'a pas eu le baptême, dit-il, est pratiquement assuré de connaître une substitution de la part des Fairies. Le père se justifia ; le prêtre finit par s'apaiser et conseilla ainsi le pauvre homme :

- Il y a bien des manières de se débarrasser d'une substitution féerique. L'une d'elle consiste à le laisser toute la nuit dans son berceau sous un chêne. De nombreuses mères ont pu ainsi récupérer leurs bébés. Une autre possibilité serait de jeter l'enfant de substitution dans une rivière ou dans un lac. J'ai connu autrefois un couple de Corwen qui avait eu des jumeaux. Les Fairies les leur volèrent et mirent à la place deux de leurs rejetons. La mère les emmena sur un pont de bois et les laissa tomber dans le courant de la rivière. Avant qu'ils aient eu atteint la surface de l'eau, les vieux Elfes aux pantalons bleus s'en étaient saisi et lorsque la femme regagna sa maison, elle retrouva ses enfants qui l'y attendaient. Je sais aussi qu'on peut se débarrasser de ces substitutions en leur jetant du fer. Mais je crois que la meilleure solution est la suivante : prenez une pelle, recouvrez-la de sel et dessinez-y le signe de croix. Puis amenez la pelle dans la pièce où se trouve l'enfant de substitution, ouvrez la fenêtre et mettez la pelle sur le feu jusqu'à ce que le sel soit consumé. A ce moment-là, vous récupérerez votre enfant.

            Dès qu'il fut rentré, le père fit point par point tout ce que le prêtre lui avait conseillé. Quand la pelle fut placée sur le foyer, l'enfant de substitution cessa soudainement de brailler. Et, le temps que le sel soit chaud, il était parti sans qu'on l'ait vu. La porte était ouverte, et là, étendu sur le seuil, ils retrouvèrent le bébé, indemne.

 

Une Aventure dans le grand Marais

            Un jeune joueur de harpe de Bala avait été invité à se produire à un mariage dans une ferme près d'Yspytty Ifan. Lorsque la joyeuse compagnie décida de se séparer, tard dans la nuit, il prit le chemin du retour, comme les autres, à la différence près qu'il avait une route beaucoup plus longue à parcourir. Lorsqu'il fut dans la montagne, une épaisse brume tomba et il s'égara. Il erra de droite et de gauche en essayant de retrouver son sentier quand il posa le pied par inadvertance dans le Gors Fawr, "le grand marais." Le sol perfide oscilla un instant à son contact, puis céda. La boue douceâtre lui emprisonna les chevilles ; il sentit alors qu'il s'enfonçait de plus en plus profondément. Il tenta bien de se rétablir en prenant appui sur sa harpe, mais cela ne réussit qu'à enfoncer profondément le cher instrument dans le marais. Quant à lui, il continuait à s'enliser toujours davantage.

            Dans un ultime effort, il projeta désespérément son corps en avant. La surface dure céda et se creusa sous son poids. Il parvînt à agripper une touffe d'herbe sur le rebord, mais ne fit que l'arracher. Il n'avait pas de prise. Chaque effort supplémentaire pour s'en sortir ne servait qu'à l'enfoncer davantage. La vase visqueuse et gargouillante l'aspirait vers le fond, vers le fond, vers le fond, alors fou d'angoisse, il pencha la tête en arrière et se mit à pousser un ultime hurlement sauvage. Son cri mourait quand le brouillard brusquement se dissipa.

            Un petit homme se tenait sur le bord du marais. Il jeta une corde au joueur de harpe qui, au prix d'un grand effort, réussit à la passer sous ses bras. Le petit homme tira et tira et progressivement le hissa hors de la bourbe. Il l'emmena à une maison resplendissante de lumières, dans laquelle on chantait, on dansait, on faisait la fête.

            On donna au joueur de harpe de fins et légers vêtements, et après qu'il eut bu une flasque d'un délicieux hydromel, il s'était si bien remis de la frayeur de sa chute dans le marais qu'il se joignit à la fête qui se poursuivait. Il y avait là une petite dame que les autres appelaient Olwen. C'était la plus jolie petite dame que le joueur de harpe ait jamais vue et de loin la meilleure danseuse. Il dansa avec elle des heures durant. Un seul nuage troublait sa tranquillité d'esprit : c'était de songer que cette harpe qu'il aimait tant fut restée dans l'obscurité visqueuse du Gors. Quand la compagnie se retira pour prendre du repos, on lui proposa un lit aussi douillet que le plus douillet des duvets. Au comble de l'enchantement, il atteignait véritablement le paradis.

            Mais le lendemain matin, ce ne fut pas un baiser d'Olwen qui le réveilla, mais le chien de berger de Plas Drain qui lui léchait la bouche : il était allongé contre le mur d'un parc à moutons et il n'y avait plus trace nulle part de la maison dans laquelle il avait passé une nuit aussi mémorable. Ses vêtements étaient encroûtés par la boue du marais et sa harpe, dans un bouquet de joncs à ses pieds, ne valait guère mieux.

 

Ce que vît Marged Rolant

            Marged Rolant eut un jour à faire face à une expérience terrible, mais par chance elle s'en sortit indemne. Elle se rendait de chez elle dans le Breconshire à une foire d'embauche à Rhaiadr Gwy. Elle fut abordée par un gentleman à l'allure noble, entièrement vêtu de noir. Celui-ci lui demanda si elle voulait devenir la nourrice de ses enfants. Marged dit qu'elle aimait beaucoup les enfants et demanda quels gages on lui verserait. La somme que proposa l'étranger était tellement plus élevée que le salaire versé habituellement à une nourrice dans cette partie du pays que Marged sauta sur l'occasion qui lui était offerte ; le marché fut aussitôt conclu. L'étranger dit qu'il aimerait rentrer chez lui immédiatement ; il alla chercher un cheval noir comme du charbon. Marged eut à se bander les yeux ; dès que ce fut fait, elle monta derrière l'étranger et ils chevauchèrent à bonne allure. Après un moment, le cheval s'arrêta et l'étranger en descendit ; il aida Marged à en faire autant et lui fit faire, les yeux toujours bandés, un bon bout de chemin. Le mouchoir lui fut alors retiré et elle découvrit qu'elle était dans un endroit superbe, illuminé par plus de cierges qu'elle ne pouvait en compter.

            Beaucoup de dames d'apparence noble et de gentlemen s'y promenaient et un grand nombre de petits enfants, beaux comme des anges, se précipitèrent vers elle. Les enfants furent confiés à sa garde et son employeur lui donna une boîte d'onguent qu'elle devait leur passer sur les paupières. En même temps, il lui donna l'ordre strict de se laver les mains aussitôt qu'elle avait passé l'onguent et en aucun cas, de s'en passer ne serait ce qu'une infime goutte sur ses propres yeux. Marged suivit ces recommandations à la lettre et durant quelques temps, elle fut très heureuse. Elle pensait pourtant parfois que c'était étrange que cette maisonnée dut toujours vivre à la lumière des cierges et elle s'étonnait aussi que aussi grand et somptueux que fut ce palais, de si jolies dames et de si grands messieurs ne le quittassent jamais. Mais c'était comme ça. Personne ne sortait sauf son maître. Un matin, elle se dit qu'elle aimerait voir ce qui se produirait si elle se mettait une minuscule, une infime goutte d'onguent au coin de l'œil. Aussitôt, grâce à la vision de ce coin de son œil, elle se vit encerclée de flammes effrayantes. Les dames et les gentilshommes ressemblaient à des démons et les beaux petits enfants à des Lutins hideux. Bien qu'avec le restant de ses yeux, elle put voir toutes choses comme avant, elle ne pouvait s'empêcher d'avoir excessivement peur, mais elle eut suffisamment de présence d'esprit pour n'en rien laisser paraître. Pourtant, elle saisit la première occasion pour demander à son maître de retourner voir son père et sa mère. Il lui dit qu'elle pouvait s'en aller à condition qu'elle eut à nouveau les yeux bandés. Avec son agrément, un mouchoir fut à nouveau noué sur ses yeux ; elle monta à nouveau sur un cheval noir comme le charbon et fut bientôt déposée près de chez elle. Elle dormit avec une Bible sous son oreiller toutes les nuits qui suivirent, et il s'écoula beaucoup d'eau sous les ponts avant qu'elle ne retourne à une foire d'embauche.

 

La Vache égarée

            Dans un coin perdu des hautes terres, derrière Aberdovey se trouve un petit lac qu'on appelle Llyn Barfog ou lac du Barbu (Lake of the Bearded One). Ses eaux sont noires et mornes ; on n'y voit jamais un poisson et seuls les corbeaux le survolent. Il y a bien longtemps, les parages de ce lac recevaient la visite d'une bande de Fées (elfin ladies). On pouvait parfois les voir au crépuscule, les soirs d'été, entièrement habillées de vert, en compagnie de leurs chiens et de belles vaches laitières blanches. Mais personne n'avait eu la chance de les apercevoir autrement que très furtivement jusqu'à ce qu'un vieux paysan de Dyssyrnant, dans la vallée voisine de Dyffryn Gwyn, eut la bonne aubaine de capturer l'une des Gwartheg y Llyn, une de ces fameuses vaches du lac qui s'était amourachée du bétail de son troupeau. Du jour où il eut cette vache des Fées, sa fortune fut assurée. On n'avait jamais vu une vache comme ça, ni de tels veaux, ni du lait de cette qualité ou du beurre ou du fromage et la renommée de la Fuwch Gyfeiliorn, la Vache Egarée, se répandit dans tout cette partie centrale du Pays de Galles qu'on surnomme Rhwng y Ddwy Afon, la Mésopotamie entre le cours de la Mawddach et celui de la Dovey. Le paysan qui avant cela était pauvre, devînt le très riche propriétaire d'immenses troupeaux, un vrai patriarche des montagnes.

            Tant de richesses lui montèrent à la tête. Craignant que la vache des Fées ne devienne trop vieille pour rester rentable, il se dit qu'il valait mieux l'engraisser pour la vendre au marché. Même quand elle fut grasse, elle demeura une vache exceptionnelle comme jamais il n'en avait existé. Le jour où elle devait être abattue arriva : les voisins vinrent de toutes parts pour assister à sa mise à mort. La vache fut entravée. Pas la moindre commisération ne fut accordée à son plaintif mugissement ou à son regard suppliant. Le paysan comptait l'argent que lui avait rapporté cette vente et le boucher armait son bras droit pour abattre le coup fatal. Au moment où le gourdin allait tomber, un cri perçant réveilla les échos des collines et fit vibrer le ciel. Le bras du boucher resta suspendu dans les airs, paralysé, et le gourdin lui tomba des mains. Les badauds stupéfaits se tournèrent dans la direction d'où provenait le cri et découvrirent une silhouette féminine, toute vêtue de vert, les bras levés, qui se tenait sur l'une des roches escarpées surplombant Llyn Barfog. Ils l'entendirent qui appelait, d'une voix sourde comme un grondement du tonnerre :

- Venez ici, approchez, toi Einion la Jaune, Cornes errantes, la Multicolore du Lac, et Dodyn l'Ecornée, Levez-vous, nous rentrons.

            A peine ces paroles avaient-elles retenti que la vache des Fées et toute sa progéniture jusqu'à la troisième et même la quatrième génération prirent la fuite en direction du lac. Aussitôt remis de sa stupeur, le paysan bondit sur ses pieds et se mit à courir derrière. Quand essoufflé et pantelant, il atteignit le sommet d'une éminence qui dominait le lac, il vit la Dame Fée, avancer au milieu de ses vaches et de ses veaux et s'enfoncer tranquillement au beau milieu du lac. Ils disparurent sous la surface sombre et il ne resta bientôt plus que les fleurs jaunes des nénuphars à l'endroit où ils avaient disparu. Le fermier retomba dans la pauvreté. Et bien peu furent ceux qui eurent pitié de celui qui avait fait preuve de tant d'ingratitude en voulant tuer sa bienfaitrice.

 

Le Retour de Robin

            Robin Meredydd vivait près de Pant Sion Siencyn, dans le Carmarthenshire. Un matin qu'il se rendait au champ - très tôt, un beau matin d'été - il entendit un petit oiseau qui chantait très joliment dans un arbre en bordure du chemin. Sensible à ces trilles enchanteresses, il s'assit sous l'arbre et écouta l'oiseau jusqu'à ce que celui-ci s'arrête. Puis il se releva et regarda autour de lui. Il fut stupéfait par ce qu'il voyait. L'arbre vert et plein de vie sous lequel il s'était assis était maintenant flétri et perdait son écorce. Il retourna à sa ferme. Ses murs en étaient couverts de lierre et sur le perron se tenait un vieil homme qu'il n'avait jamais vu auparavant.

- Qu'est-ce que vous faites là ? demanda Robin.

- Voilà une bonne question, dit le vieil homme, sur un ton acerbe. Qui êtes-vous donc pour oser venir m'insulter jusque dans ma propre maison ?

- Dans votre propre maison ? répéta Robin.

- Oui, certainement, dit le vieil homme. Mais comment vous appelez-vous ?

- Je m'appelle Robin Meredydd, et cela fait quelques minutes à peine que je suis sorti d'ici. Je me suis juste assis sous l'arbre là-bas pour écouter un petit oiseau chanter.

- Mon cher Robin, est-ce bien toi ? s'écria le vieil homme. J'ai souvent entendu mon grand-père, ton père, se désoler de ton absence. On t'a longtemps cherché, et le vieux Siwan, de Pant y Ceubren, disait que tu étais tombé sous le pouvoir des Fairies et que tu ne serais pas libéré avant que la dernière sève de ce sycomore soit desséchée. Entre, mon cher oncle, je suis ton neveu.

            Le vieil homme prit Robin par la main, mais Robin tomba en poussière sur le seuil.

 

Llyn Cwm Llwch

            Au pied de Pen y Fan, le pic le plus haut du Signal de Brecon, il y a un lac qu'on appelle Llyn Cwm Llwch. Celui-ci est surplombé par des parois abruptes où nichent des corbeaux croassants, les seuls oiseaux qui s'aventurent à proximité des eaux sombres du lac. Dans d'autres temps, il y avait une porte dans l'une de ces roches : elle s'ouvrait une fois par an, le premier mai, sur un passage qui conduisait au centre du lac sur une petite île. Cette île était cependant invisible du rivage. Ceux qui empruntaient ce passage secret le premier jour de mai étaient très chaleureusement reçus par les Fairies qui résidaient sur l'île et dont la beauté égalait la courtoisie dont ils faisaient preuve envers leurs hôtes. Ils leur proposaient des fruits exquis et de la musique merveilleuse et leur révélaient une partie de leur avenir. Ils les accueillaient à la seule condition qu'ils n'emportent aucun des produits de l'île car celle-ci était sacrée. Il arriva cependant lors d'une de ces visites annuelles qu'un mauvais visiteur, au moment où il allait quitter l'île, glisse une fleur dans sa poche. Ce vol ne lui porta pas chance : dès qu'il posa le pied sur le sol profane, il perdit la raison et resta simple d'esprit jusqu'à la fin de ses jours. A ce moment-là, les Fairies passèrent sur cette incartade. Ils renvoyèrent le reste de leurs hôtes avec leur habituelle courtoisie et la porte fut refermée comme d'habitude. Mais leur ressentiment grandit. Ceux qui vinrent leur rendre visite le premier mai de l'année suivante ne retrouvèrent pas la porte, et jamais plus depuis ce jour, on ne la retrouva.

            Quelques centaines d'années plus tard, les habitants du voisinage décidèrent de vider le lac pour voir si les Fairies n'y avaient pas abandonné quelque trésor au fond. Un jour, ils arrivèrent en grand nombre au bord du lac. Ils avaient des bêches et des pioches et se mirent au travail avec une telle ardeur que quelques heures après seulement, ils avaient creusé une tranchée de trente mètres de profondeur. On peut encore en voir les restes. Ils arrivèrent enfin si près du lac qu'il semblait qu'il ne manquât plus qu'un coup de pioche pour rompre la rive et libérer l'eau. Au moment où ce coup allait être porté, au moment où la pioche était déjà levée pour achever l'ouvrage, un éclair de lumière figea le geste en signe d'avertissement. Le ciel s'assombrit, le tonnerre se mit à rouler bruyamment dans la montagne, éveillant mille échos, et tous les ouvriers du chantier se précipitèrent hors de la tranchée et se réfugièrent épouvantés sur le bord du lac. Au moment où le grondement de tonnerre mourait, on vit une sorte de remous à la surface de l'eau et le centre du lac se mit à bouillonner violemment. De ce tourbillon en ébullition, émergea une silhouette d'une taille gigantesque dont les cheveux et la barbe pouvaient atteindre trois mètres de long. Presque à moitié sorti de l'eau, il s'adressa aux ouvriers :

- Si vous troublez mon repos, Soyez sûrs que j'inonderai la Vallée de l'Usk, Et que je commencerai par Brecon. Il conclut par ces mots : "Rappelez-vous du chat," puis il disparut dans un enfer de coups de tonnerre et d'éclairs.

            Quand la stupeur et la crainte se furent un peu estompées, les gens commencèrent à parler de ce qu'ils venaient de voir. Ils comprenaient parfaitement le sens de l'avertissement, mais ils demeuraient passablement perplexes devant l'allusion au chat qui ne leur évoquait strictement rien. A ce moment-là, un vieil homme, Thomas Sion Rhydderch, se détacha du groupe et se mettant face aux autres leur dit qu'il pouvait leur apporter une explication.

- Quand j'étais encore un jeune garçon, expliqua-t-il, j'allais garder des moutons sur la montagne là-bas. Une femme qui avait un chat particulièrement pénible me demanda de l'emmener avec moi un matin pour que je le noie dans ce lac. Quand j'arrivais ici, je décrochais ma jarretelle et avec j'accrochais une grosse pierre au cou du chat. Puis je balançais le tout à l'eau. Le chat bien évidemment coula aussitôt. Le lendemain, j'allais à la pêche en bateau sur le Llyn Syfaddon. Qu'est-ce que je vois flotter au milieu du lac ? Le bon sang de chat que j'avais noyé dans le Llyn Cwm Llwch, avec ma jarretelle autour du corps ! J'en fus épouvanté, parce que voyez-vous, ces deux lacs sont distants de plusieurs milles et qu'il n'y a aucun bras d'eau qui aille de l'un à l'autre. Je n'avais encore jamais raconté ça à personne.

            Ils en conclurent qu'il devait exister une mystérieuse communication entre Llyn Syfaddon et Llyn Cwm Llwch. Et bien que ce dernier fut plus petit, s'ils persistaient à vouloir le vider, le grand lac se porterait au secours de son jeune parent et pour venger la blessure infligée, déverserait son gigantesque corps d'eau sur la totalité du pays voisin. En conséquence, ils s'éloignèrent de la tranchée qu'ils avaient creusée et rentrèrent chez eux.

 

Lowri Dafydd gagne une Bourse d’Or

            Lowri Dafydd venait d'arriver à Hafodydd Brithion pour soigner une femme quand un homme d'une belle prestance sur un splendide cheval gris se présenta au galop devant la porte et dit d'une voix claironnante :

- Est-ce que Lowri Dafydd se trouve ici ?

- Oui, monsieur, répondit Lowri timidement.

- Alors venez avec moi immédiatement, dit l'homme à la belle prestance.

- Mais je dois d'abord donner des soins ici, protesta Lowri.

- Venez avec moi immédiatement, répéta l'homme à la belle prestance.

            Il prononça ses paroles sur un tel ton que Lowri n'osa pas refuser. Elle monta derrière lui et ils filèrent comme un vol d'hirondelles à travers Cwmllan, descendirent vers Nant yr Aran et franchirent le Gader à Cwm Hafod Ruffydd avant que la pauvre femme ait eu le temps de dire "Ouf !" Lorsqu'ils firent halte à Cwm Hafod Ruffydd, Lowri eut devant les yeux une magnifique demeure, brillant de plus de lumières qu'elle n'en avait jamais vues. Ils pénétrèrent dans une cour intérieure. Un grand nombre de domestiques, en merveilleuses livrées se précipitèrent au-devant d'eux.

- Menez-là à la chambre, dit l'homme à la belle prestance.

            Lowri traversa une grande salle et fut introduite dans une chambre surpassant en luxe et en munificence tout ce qu'elle avait jamais rêvé et là on la laissa seule en présence d'une dame alitée. Lowri la soigna avec son habituel savoir-faire et demeura à son chevet jusqu'à ce que la dame ait complètement recouvré la santé. Alors commença l'épisode le plus agréable de la vie de Lowri. Il y eut des réjouissance jour et nuit, on dansait, on chantait, on banquetait constamment. Elle fut très triste lorsqu'arriva le moment où il lui fallut songer à repartir. L'homme à la belle prestance lui remit une grosse bourse pesant bon poids en lui ordonnant de ne pas l'ouvrir avant d'être chez elle. Il ordonna encore à l'un de ses domestiques de la raccompagner. Ils prirent le chemin par lequel elle était venue. Quand elle arriva chez elle, elle ouvrit la bourse et découvrit avec un immense plaisir que celle-ci était pleine d'or. Ce gain lui permit de vivre heureuse tout le reste de son existence.

 

Musique enchanteresse

            Il y avait autrefois à Clynnog Fawr, en Arfon un moine très pieux dont le seul plaisir consistait dans le service de Dieu ; jour et nuit, il était en méditation. Un soir, il se promenait plongé dans ses pensées dans un petit bois à proximité du monastère et suivait un ruisseau qui courait et se fracassait bruyamment sur les pierres dans sa hâte de rejoindre la mer. Soudain un oiseau se mit à chanter. Sa mélodie était la plus douce et la plus harmonieuse que l'homme de Dieu eut jamais entendue. Il s'arrêta pour l'écouter et l'écouta jusqu'à ce que l'oiseau mette un terme à ses trilles envoûtantes. Alors il quitta le petit bois et regarda autour de lui. Le monastère était toujours identique à ce qu'il avait connu, mais tout ce qui l'entourait était différent. Il rentra au monastère. Le visage de tous les moines lui était étranger et pas un ne le reconnut. Les frères firent un cercle autour de lui : il leur dit qu'il avait écouté quelques instants le chant d'un oiseau dans le petit bois. Il leur demanda de le conduire à une cellule car il souhaitait prier. Cela fut fait. Quelques temps après, un frère vînt pour voir s'il avait besoin de quelque chose. La cellule était vide ; à l'intérieur, il ne trouva qu'une poignée de cendres. On fit des recherches dans les livres du monastère. On découvrit qu'une centaine d'années plus tôt un frère avait quitté le monastère et n'y était jamais revenu. Depuis ce jour, les arbres au milieu desquels il avait écouté la musique enchanteresse portent le nom de Bois du Ciel.

 

Owen s'en va faire sa Cour

            Owen, un garçon de ferme de Nannau, se rendait à Dol y Clochydd pour voir sa bonne amie qui était laitière. La nuit était très sombre et Owen se perdit. Après avoir marché un bon moment, il tomba dans le lac Llyn Cynnwch. Il ne savait pas nager ; l'eau l'engloutit et il coula, coula, coula. En coulant, ses idées s'éclaircirent et il trouva que le fait de s'enfoncer dans les eaux n'était après tout pas aussi déplaisant qu'il aurait pu s'y attendre. Il respirait aussi bien qu'en plein air et plus il descendait plus les eaux devenaient transparentes. Finalement il posa le pied sur le fond plat du lac. Il fut alors surpris de découvrir un beau paysage avec de vertes prairies, des haies fleuries et des arbres feuillus. Tout à coup, un vieillard grassouillet et court sur pattes s'approcha de lui et lui demanda d'où il venait. Owen lui expliqua qu'il était tombé dans le lac en se rendant auprès de Siwsi, sa bien-aimée.

- Soyez le bienvenu, dit le vieil homme courtaud et rondouillard.

            Il l'emmena jusqu'à un beau manoir où se trouvait un grand nombre de personnes qui faisaient la fête et s'adonnaient à toutes sorte de divertissements et de folâtreries. Après qu'il y eut passé une heure ou deux, il s'approcha du gros petit vieillard et lui dit :

- Seriez-vous assez aimable, monsieur, pour m'indiquer le chemin qui mène à Dol y Clochydd ? Je suis vraiment très en retard et j'ai bien peur que Siwsi ne m'attende pas et aille se coucher si je ne me dépêche pas.

            Son hôte essaya de le convaincre de rester, mais Owen était pressé de partir : finalement, il eut gain de cause. Le petit vieillard obèse lui fit suivre un chemin qui menait tout droit en dessous de la pierre de cheminée de Dol y Clochydd. La pierre se souleva d'elle-même quand Owen se présenta devant elle et il se retrouva dans la cuisine. Siwsi était assise devant le feu et pleurait à cause de lui. Elle eut terriblement peur en le voyant apparaître et il eut un mal fou à lui prouver qu'il n'était pas un fantôme ; car bien qu'il eut cru qu'il n'avait qu'une ou deux heures de retard, il avait disparu pendant plus d'un mois.

 

Pennard Castle

            Le château de Pennard, Pennard Castle, à Gower, n'est plus maintenant qu'un bout de muraille à moitié enfoui dans les dunes. Autrefois, c'était un château fort qui appartenait à un redoutable guerrier. Il lui avait été ordonné de se porter au secours d'un chef de Gwynedd, et sa bravoure et son sens de la guerre avaient pesé leur poids dans son affrontement contre les ennemis du nord gallois. En récompense, il avait reçu la main de la très belle fille du chef et lors de son retour à Gower une grande fête fut donnée pour célébrer à la fois sa victoire et son mariage. Vers minuit, la sentinelle qui arpentait le chemin de ronde entendit une étrange musique qui provenait de l'endroit couvert d'herbes au centre de la cour du château. Elle s'arrêta et sentit monter en elle une crainte qu'elle ne pouvait expliquer. Le soldat appela le portier ; lui aussi, en écoutant attentivement, entendit les sons.

            La nuit était très claire, bien illuminée par le clair de lune : les deux hommes s'approchèrent du carré d'herbe et virent une troupe de Fairies dansant à la musique de petites harpes. Ils se précipitèrent dans la salle du banquet et dirent au seigneur que les Fairies se divertissaient à l'intérieur du château. Celui-ci, très énervé par le vin, ordonna à ses soldats de les en chasser. Alors quelqu'un dit :

- Fais attention ! Si tu attaques les Fairies, cela te détruira.

            La colère du seigneur redoubla :

- Qui dois-je craindre le plus, dit-il, les hommes ou les esprits ?

            Il se leva d'un bond et courut à l'endroit baigné par le clair de lune en brandissant sauvagement son épée. Mais il brassa l'air en vain. Alors qu'il agitait inutilement son arme en tous sens, une voix caverneuse lui jeta ce sort :

- Puisque tu as, sans raison, menacé de ta violence notre innocent divertissement, tu te retrouveras sans château et sans fête.

            Alors que cette sentence venait à peine d'être prononcée, un nuage de sable s'abattit en tournoyant sur les murailles. La tempête de sable s'épaissit rapidement jusqu'à ce que les murs et les tours fussent ensevelis. Cette nuit-là une montagne de sable avait traversé la mer d'Irlande.

 

Pourquoi la Porte principale de Deunant est derrière

            Les bêtes d'un troupeau de vaches du fermier de Deunant, à côté d'Aberdaron, étaient gravement atteintes par une épidémie de "short disease," que l'on connaît en Angleterre sous le nom de black quarter ou quart noir et en France sous celui d'anthrax. Il pensa tout naturellement qu'elles étaient ensorcelées. La vieille Beti Bridges qui n'était pas au-dessus de tous soupçons - on disait d'elle qu'elle avait gagné sa vie en volant des bébés pour les Fairies - était passée à Deunant quand on était en train de plumer les oies et en avait sollicité une qu'on lui avait refusée. Le fermier en déduisit qu'elle se vengeait en s'en prenant à son bétail. Il se rendit donc chez la vieille Beti et lui dit qu'il lui attacherait les mains et les pieds et la jetterait dans la rivière si elle ne levait pas le sortilège. Elle protesta violemment qu'elle ne possédait aucun pouvoir magique et récita sans erreur son Notre Père pour prouver sa bonne foi. Le fermier n'était pas absolument convaincu même après cela et lui fit dire :

- Rhad Duw ar y da, Que Dieu bénisse le bétail.

            Normalement si on dit cela au-dessus d'animaux ensorcelés, ils guérissent. Mais le troupeau du fermier ne s'en porta pas mieux après cette invocation et il se trouva à court d'idée.

            Un soir avant d'aller se coucher, il fit quelques pas dehors en réfléchissant à son problème.

- Je n'arrive pas à comprendre pourquoi le bétail ne va pas mieux, se dit-il à haute voix.

- Je vais te le dire, dit une petite voix grinçante à côté de lui.

            Le fermier se tourna dans la direction de la voix et aperçut un petit bonhomme minuscule qui le regardait d'un air très fâché.

- C'est, poursuivit le petit homme, parce que votre famille fait énormément de torts à la mienne.

- Comment cela ? demanda le fermier, surpris et intrigué.

- Ils jettent toujours les eaux usées de votre maison dans la cheminée de la mienne, dit le petit homme.

- Ce n'est pas possible, protesta le fermier, il n'y a pas une maison à moins d'un mille d'ici.

- Posez votre pied sur le mien, dit le petit étranger, et vous verrez bien que ce que je dis est vrai.

            Le fermier complaisant, posa son pied sur le pied de l'autre, et il put clairement voir que toutes les eaux sales jetées hors de chez lui tombaient dans la cheminée de la maison de l'autre qui se trouvait loin en dessous dans une rue qu'il n'avait jamais vue auparavant. Immédiatement il retira son pied de sur celui de l'autre : il n'y avait plus aucun signe de la présence d'une maison ou d'une cheminée.

- Eh bien, en effet, je suis vraiment très désolé, dit le fermier. Que puis-je faire pour réparer les torts que ma famille vous cause ?

            Le minuscule petit homme accepta les excuses du fermier. Il lui dit :

- Vous feriez mieux de murer la porte qui se trouve de ce côté-ci et d'en faire une de l'autre côté. Si vous faisiez cela, vos eaux sales ne seraient plus une nuisance pour ma famille et pour moi-même.

            Ayant dit cela, il disparut dans le crépuscule du soir. Le fermier fit cela et son bétail recouvra la santé. Par la suite, il devînt un homme très riche et personne dans tout Lleyn n'eut un si bel élevage. A moins qu'il l'ait abattue pour en construire une nouvelle, vous pourrez voir sa maison avec la porte de devant qui se trouve derrière.

 

Rhys et Llewelyn

            Deux valets, Rhys et Llewelyn, qui rentraient par une soirée agréable à la ferme de Llwyn y Ffynnon, s'en revenaient de la montagne où ils étaient allés chercher de la tourbe. Ils traversaient un bois quand Rhys dit soudain :

- Arrête-toi. Ecoute cette musique enchanteresse : c'est un air sur lequel j'ai dansé des centaines de fois et je ne peux plus lui résister. Il faut que je trouve les musiciens, j'ai tellement envie de danser. Si tu ne veux pas t'arrêter, tu n'as qu'à continuer. Va manger, je te retrouverai là-bas.

- De la musique et de la danse ? Sûrement ! répondit Llywelyn. Je n'entends rien, et pour cause ! Allez viens, viens, ça n'a pas de sens, rentrons à la maison.

            Il pouvait bien se passer de souffler sur son porridge pour le faire refroidir, celui qui attendait à Llwyn y Ffynnon, car Rhys s'enfonça entre les arbres laissant Llywelyn continuer sa route tout seul. En marchant, l'idée lui vînt que tout ce que Rhys lui avait raconté à propos de musique pouvait n'être qu'un bon prétexte pour aller à la taverne qui se trouvait cinq milles plus loin. Quand il fut rentré, il avala son souper et se retira pour se reposer dans le grenier de l'écurie sans inquiétude pour son compagnon. Il ne s'inquiéta pas davantage quand il se réveilla au milieu de la nuit et vit qu'il était seul ; il se disait que sous l'influence de la bière, Rhys était probablement en train de faire la cour et rentrerait sur le matin comme il l'avait souvent fait avant. Quand le matin arriva cependant, Rhys n'était toujours pas rentré, et quand le maître l'interrogea, Llywelyn répondit qu'il était brusquement sorti la nuit passée, probablement pour aller à la taverne. Comme cette journée-là, il y avait beaucoup de travail, on envoya quelqu'un à la taverne pour qu'il ramène Rhys, mais celui-ci revînt en disant que Rhys n'y avait pas mis les pieds. Bientôt, le maître jugea plus avisé d'interroger Llywelyn plus sérieusement aussi lui demanda-t-il à quelle occasion et pourquoi Rhys l'avait quitté. Llywelyn reconnut qu'en traversant le bois, Rhys avait soudainement entendu de la musique et l'avait laissé, lui avait-il dit, pour aller danser.

- Et toi, as-tu entendu de la musique ? s'enquit le maître.

            Quand Llywelyn lui eut répondu que non, l'explication de la disparition de son camarade fut considérée comme très peu convaincante. On organisa une battue pour rechercher Rhys, mais on ne trouva aucune trace de lui. Il n'y avait pas eu de bal champêtre dans toute la campagne environnante et pas un air de musique n'avait été entendu par quiconque. On en vînt peu à peu à soupçonner Llywelyn. On supposait qu'il s'était pris de querelle avec Rhys sur le chemin de retour et l'avait tué. Il fut arrêté et emprisonné. Il protesta de son innocence, mais comme il ne pouvait pas donner d'explication satisfaisante sur la disparition de son camarade, à part que en entendant de la musique que personne n'avait entendu, celui-ci était brusquement parti pour danser une danse qui n'avait jamais été jouée, il fut par tous considéré comme coupable. Il devait rester en prison jusqu'à ce qu'on retrouve le cadavre.

            Les choses demeurèrent ainsi pendant près d'un an. Jusqu'au jour où un nouveau venu dans le voisinage qui avait quelques pratiques des façons de faire et des habitudes des Fairies, suggéra que le valet soupçonné et un groupe de voisins devaient se rendre à l'endroit où Llywelyn et Rhys s'étaient séparés. L'idée fut retenue. Ils s'y rendirent et se retrouvèrent devant un cercle de Fées.

- C'est là l'endroit précis, dit Llywelyn. Et silence ! J'entends de la musique, j'entends des harpes."

            Ils écoutèrent tous, mais n'entendirent rien et le dirent à Llewelyn.

- Pose ton pied sur le mien, David, dit Llywelyn, dont le pied était maintenant sur le bord extérieur de l'anneau féerique.

            David posa son pied sur celui de Llywelyn. Et tous l'imitèrent, l'un après l'autre. Et alors ils entendirent un concert de harpes et découvrirent dans le cercle, une ribambelle de petits bonshommes qui s'amusaient à qui mieux mieux. Ils faisaient une ronde endiablée autour du cercle et au milieu d'eux, battant des jambes avec le meilleur d'entre eux, se trouvait Rhys. Comme il s'était approché en virevoltant, Llywelyn l'attrapa par le capuchon de sa blouse et le tira hors du cercle en faisant très attention de ne pas franchir le bord de l'anneau.

- Laisse-moi finir ma danse, dit Rhys. Je ne me suis jamais autant amusé et je n'y suis pourtant resté que cinq minutes. Laisse-moi retourner danser.

- Cinq minutes ! s'écria Llywelyn furieux. Tu es resté là assez longtemps pour que je sois presque pendu par ta faute. On m'a accusé de t'avoir assassiné ; tu dois m'innocenter. Allez, viens, tu dois répondre par toi-même et rendre compte de ta conduite.

            Il le retînt de force. Mais à toutes les questions qui lui furent posées, il ne put seulement répondre qu'il avait dansé à peu près cinq minutes. A propos des gens avec lesquels il était, il ne put rien en dire à part qu'ils dansaient formidablement bien. Il n'en connaissait aucun, dit-il. Il n'avait ni mangé, ni bu, ni dormi et il portait les mêmes vêtements que quand il avait disparu. Il devînt triste, maussade et silencieux ; il se coucha et peu de temps après, il mourut.

 

Saint Collen et le Roi de Faery

            Saint Collen était si affligé devant la méchanceté du monde qu'il se réfugia sur la montagne et se fit une cellule sous une roche creuse dans un endroit éloigné et isolé. Un jour qu'il était dans sa cellule, il entendit deux hommes parler de Gwyn ab Nudd ; ils disaient que celui-ci était le roi d’Annwm et des Fairies. Coolen sortit la tête de sa cellule et leur dit :

- Retenez votre langue et vite ! Ce ne sont que des démons !

- Tiens ta langue toi-même, dirent-ils, tu vas recevoir un blâme de sa part.

            Et Collen se renferma dans sa cellule. Peu de temps après, quelqu'un frappa à sa porte et une voix demanda s'il était là. Collen dit alors :

- Oui, je suis là. Qui me demande ?

- Je suis un messager, envoyé par Gwyn ab Nudd, roi d’Annwm et des Fairies, pour t'inviter à venir parler avec lui au sommet de la colline à midi.

            Mais Collen ne s'y rendit pas. Le lendemain, le même messager revînt et demanda à Collen de se rendre à l'invitation du roi au sommet de la colline à midi. Mais Collen ne s'y rendit pas. Le troisième jour, le même messager revînt et demanda à Collen d'aller parler avec le roi au sommet de la colline à midi.

- Et si tu n'y viens pas, Collen, il t'arrivera le pire.

            Alors Collen, prenant peur, se leva, prépara de l'eau bénite, la transvasa dans une fiole qu'il accrocha à sa ceinture et se rendit au sommet de la colline. Quand il y arriva, il découvrit le plus beau château qu'il eut jamais contemplé ; et tout autour, une grande agitation, de nombreux ménestrels jouant toutes sortes de musiques avec toutes sortes d'instruments, les plus fringantes montures du monde chevauchées par des jeunes gens, des jeunes filles soignées, alertes, le pied vif et gracieux dans la fleur de l'âge, et toute la munificence que l'on trouve à la cour d'un grand roi. Un homme d'une grande courtoisie le pria d'entrer dans le château lui disant que le roi l'attendait pour manger. Collen entra dans le château et y trouva le roi siégeant sur un fauteuil tout en or. Le roi l'accueillit avec beaucoup de déférence et l'invita à passer à table, lui assurant qu'en plus de ce qu'il voyait, il pouvait encore avoir les mets les plus fins et les plus délicats que l'on puisse désirer et qu'ils seraient accompagnés de toutes les boissons et de tous les alcools qu'il demanderait, qu'on le servirait avec empressement et avec un grand déploiement de courtoisie, qu'il assisterait à d'honorables divertissements, qu'il recevrait des cadeaux de qualité et qu'on lui montrerait tout le respect et tous les égards dus à un homme d'une telle sagesse.

- Je ne mangerai pas, dit Collen.

- As-tu déjà vu des hommes aussi bien équipés que ceux qui sont en rouge et bleu ? demanda le roi.

- Leur équipement est assez bon, dit Collen, pour un équipement de la sorte.

- Quelle sorte d'équipement est-ce ? demanda le roi.

Collen dit alors :

- Le rouge d'un côté signifie chaleur et le bleu de l'autre, signifie froideur.

            A ces mots, Collen se saisit de sa fiole et leur aspergea la tête d'eau bénite, après quoi ils disparurent de sorte qu'il ne demeura ni château, ni troupes, ni garçons, ni filles, ni musique, ni chants joyeux, ni chevaux, ni jeunes gens, ni banquet : rien que la verte colline.

 

Sili go Dwt

            A Nant Corfan, dans Cwm Tafolog, dans le Montgomeryshire, vivait autrefois une pauvre veuve avec un enfant en très bas âge.

            " Car celui qui a, on lui donnera, et celui qui n'a pas, même ce qu'il croit avoir, lui sera enlevé."

            C'était le cas pour la pauvre veuve. La Gwylliaid Cochion, la bande des Bandits Rouges de Mawddwy, envoya quelques-uns de ses membres chez elle ; ils s'introduisirent par la cheminée bien qu'elle y eut mis des faux pour prévenir toute intrusion et lui dérobèrent tout l'argent qu'elle avait économisé pour payer son loyer. Non content de cela, ils lui ravirent tout son bétail qu'ils emmenèrent dans leur repaire. La pauvre femme pleurait, le cœur brisé quand soudain elle entendit frapper à sa porte. Une femme âgée, de haute taille, vêtue de vert, entra ; elle tenait un long bâton.

- Pourquoi pleurez-vous ? demanda-t-elle.

            La veuve lui raconta alors tous ses malheurs.

- Consolez-vous, dit l'étrangère, je possède plus d'or qu'il n'en faut pour payer votre loyer et racheter du bétail pour remplacer celui que ces méchants voleurs vous ont dérobé.

            Elle sortit alors un grand sac de sous sa cape et en déversa un gros tas d'or sur la petite table ronde près du feu. Les yeux de la veuve brillaient et sa bouche s'ouvrit grand en voyant cela.

- Tout cet or est à vous, dit la dame verte, si vous me donnez ce que je vous demande.

- Je vous donnerai n'importe quoi qui m'appartienne, dit la veuve.

            Elle possédait si peu, pensait-elle, que le mieux qu'elle eut serait un piètre don en échange de cet or qui étincelait si vivement à la lumière du feu de tourbe.

- Je ne suis pas déraisonnable, dit la dame verte, et je rends toujours de grands services en échange d'une toute petite récompense. Tout ce que je vous demanderai, c'est ce petit garçon qui est couché là, dans son berceau.

            La veuve s'effondra comme si elle avait été poignardée en plein cœur ; elle pria et supplia le Fairy - car bien sûr, il était clair maintenant que c'en était un - de prendre n'importe quoi d'autre que son petit garçon.

- Non, dit le Fairy, vous devez me confier votre bébé. Selon notre loi, je ne viendrai pas le chercher avant trois jours. Je repasserai après demain ; si vous voulez cet or, vous connaissez maintenant les conditions. Mais écoutez-moi bien : si à ce moment-là vous êtes capable de me dire comment je m'appelle, je ne prendrai pas votre enfant.

            Elle remit alors tout son or dans son sac et s'en alla. La pauvre veuve était encore plus malheureuse qu'avant. Bien qu'elle eut envie d'obtenir l'or du Fairy, elle aimait son enfant plus que tout au monde et à la seule idée de le perdre, elle ne ferma pas l'œil de la nuit. Le lendemain, elle se rendit chez des parents qui habitaient à Llanbrymnair pour voir si ils trouveraient une solution à son problème, mais bien qu'ils fussent compatissants, ils n'eurent rien à lui proposer pour lui venir en aide : elle dut repartir les mains vides. Sur le chemin du retour, en traversant un bois, elle vit une clairière au milieu des arbres et au milieu de la clairière, se trouvait un cercle féerique. Une toute petite femme dansait follement sur l'anneau et chantait. La veuve ne pouvait pas entendre les paroles de la chanson d'où elle était ; elle avança à pas de loup, aussi silencieuse qu'une souris jusqu'à ce que les mots lui parviennent distinctement. Elle entendit alors :

- Comme la veuve serait heureuse si elle savait que Sili go Dwt est le nom qu'on m'a donné.

            Quand la veuve entendit cela, ce fut un peu comme si le ciel lui était tombé sur la tête. Elle fila aussi silencieusement qu'elle s'était approchée et rentra chez elle aussi vite que ses jambes pouvaient la porter. Le lendemain, le Fairy revînt comme prévu, ayant toujours l'apparence d'une femme âgée de haute taille vêtue de vert et tenant un long bâton. Elle versa l'or sur la petite table près du feu et dit à la veuve qu'il était à elle si elle lui donnait son enfant ou lui disait son nom. La veuve se dit qu'elle allait se moquer un peu du Fairy. Elle demanda :

- A combien de noms ai-je droit ?

- A autant qu'il vous plaira, répondit le Fairy.

            Alors la veuve énuméra tous les noms étranges qu'elle eut jamais entendu, tous les noms anglais dont elle se souvenait, et tous les noms gallois comme Garym, Corasgwrn, Rhelemon, Enrydreg, Creiddylad, Ellylw, Gwaedan, Rathtyeu, Corth, Tybian, Cywyllog, Peithian. Mais le Fairy faisait non de la tête à chaque suggestion. Alors la veuve lui dit : "

- Je n'aurai plus qu'un nom à vous proposer. Ne vous appelleriez-vous pas Sili go Dwt, par hasard ?

            Le Fairy disparut par la cheminée dans une boule de feu tant sa colère et sa déception étaient grandes. Avec l'or qu'il avait laissé, la veuve paya son loyer et racheta du bétail. Il lui en restait encore assez pour en remplir un vieux bas. Après cela elle vécut heureuse ; et le garçon, quand il eut grandi eut la satisfaction d'aider le baron Owen à pendre aux arbres de leur repaire dans la forêt quelques douzaines d'hommes appartenant à la bande des Bandits Rouges.

 

Tudur ap Einion

            A mi-chemin de la montée de Llangollen à Dinas Bran, la Forteresse de Bran - le mauvais homme qui l'avait baptisée Crow Castle, le château du Corbeau aurait mérité d'être pendu et écartelé -, se trouve un creux que l'on connaît sous le nom de Nant yr Ellyllon, le Vallon des Elfes. Autrefois, un jeune homme répondant au nom de Tudur ap Einion Gloff, y emmenait paître le troupeau de moutons de son maître. Un soir d'été, Tudur était sur le point de redescendre vers les basses terres avec ses compagnons laineux, quand il vit tout à coup, perché sur une roche près de lui, un petit homme avec un pantalon court en mousse végétale et un violon sous le bras. C'était le plus minuscule spécimen imaginable d'humanité. Son manteau était en feuilles de bouleau et il portait sur la tête un bonnet fait d'une fleur d'ajonc ; ses pieds étaient chaussés d'élytres de scarabée. Il fit courir ses doigts sur son instrument, et sa musique fit dresser les cheveux de Tudur sur sa tête.

- Nos dawch, nos dawch, dit le petit homme ce qui veut dire en français Bonne nuit, bonne nuit.

- Ac I chwithau, répondit Tudur, Vous aussi.

            Le petit homme continua la conversation :

- Vous aimez danser, Tudur. Si vous restiez encore un peu, à coup sûr vous deviendriez le meilleur danseur du Pays de Galles. Moi, ajouta le petit homme, en gonflant sa poitrine, je suis le musicien.

- Où est votre harpe ? demanda Tudur, un Gallois ne peut pas danser sans harpe.

- Une harpe ? répliqua dédaigneusement le minuscule petit bonhomme. Je peux faire une musique cent fois meilleure avec mon violon.

- Parce que vous appelez ça un violon, s'étonna Tudur, cette espèce de cuiller en bois avec des cordes que vous tenez ?

            Il n'avait jamais vu un instrument comme ça de sa vie. Maintenant Tudur voyait dans le crépuscule, des centaines de jolis petits esprits dévalant la montagne qui se dirigeaient vers l'endroit où ils se trouvaient. Certains étaient en blanc, d'autres en bleu, d'autres encore en rose. Quelques uns tenaient des vers luisants en guise de torches. Ils avançaient si légèrement que pas un brin d'herbe et pas une fleur ne pliaient sous leur poids. En passant devant lui, ils faisaient tous à Tudur une révérence ou un petit salut. Tudur n'était pas non plus avare de politesse : il soulevait son chapeau et rendait à chacun son salut. Le petit ménestrel posa son archet sur les cordes de son instrument et en sortit une musique si enchanteresse que Tudur en demeura comme paralysé. Aux sons de cette douce mélodie, les Fairies, s'il s'agissait bien de Fairies, se mirent en petits groupes pour danser. Comme le ménestrel accélérait son archet, les danseurs se mirent à tourner en rond. Parmi tous les danseurs que connaissait Tudur, aucun n'arrivait à la cheville de ces Fairies. C'était la poésie faite mouvement. Sian Lan était la meilleure danseuse à dix milles à la ronde de Llangollen, et Tudur avait souvent dansé avec elle les soirs de bal en Glyn Ceiriog, mais la manière de danser de Sian était gauche et pataude en comparaison de celle qu'il voyait maintenant. Il sentit que ses pieds le démangeaient. Il avait du mal à résister à l'attraction de cette musique. Mais il avait peur d'entrer dans la danse. Il avait l'intention d'entrer au Paradis quand le moment serait venu, bien qu'il ne fut pas particulièrement pressé, et il craignait que ce ne fut pas l'accès le plus direct pour y accéder que de danser sur la montagne en si étrange compagnie, d'autant que c'était peut-être bien le diable qui tenait le violon. La musique jouait de plus en plus vite et la danse devenait de plus en plus échevelée. Le corps tout entier de Tudur marquait le rythme. "Danse donc, Tudur," cria le petit homme. Tudur était très circonspect. "Non, non, dit-il. Dansez, mes petites beautés. Je vous regarde et je vous admire." La musique se fit plus douce et la danse plus tentante, plus séduisante. Tudur regardait, plus absorbé que jamais tandis que ses pieds et ses mains continuaient à marquer le rythme fébrilement. A la fin, perdant complètement le contrôle de lui-même, il entra dans la ronde.

- C'est parti, cria-t-il, en jetant son chapeau en l'air. Allez, joue, violoneux ! Joue donc !

            A peine ces mots lui avaient-ils échappés que tout ce qui se trouvait autour de lui commença à changer d'aspect. Le bonnet en fleur d'ajonc disparut de sur la tête du ménestrel remplacé par une paire de cornes de bouc. Son visage devînt noir comme de la suie ; une longue queue se mit à pousser sous son manteau feuillu et des sabots en forme de clous de girofle prirent la place des sabots en élytres de scarabée. Le cœur de Tudur était lourd mais ses talons légers. L'horreur avait envahi sa poitrine, mais un mouvement incontrôlable s'était emparé de ses pieds. Les Fairies prenaient maintenant toutes sortes de formes. Certains se transformaient en chèvres, d'autres en chiens et d'autres en renards ou en chats. C'était la troupe la plus étrange qui eut jamais encerclé un mortel. La danse était devenue si folle que Tudur n'eut plus la possibilité d'examiner l'aspect des danseurs. Ils tournoyaient autour de lui avec une telle rapidité qu'il avait l'impression de voir un anneau embrasé. Et Tudur dansait et dansait. Il ne pouvait plus s'arrêter ; la musique endiablée que la silhouette aux cornes de bouc tirait des cordes de son violon avec une féroce vigueur était devenue trop puissante pour lui et ne s'arrêtait plus. Cela continua ainsi pendant toute la nuit.

            Le lendemain matin, le maître de Tudur se rendit sur la montagne pour voir ce qui avait pu arriver à son troupeau et à son berger. Il trouva le troupeau sain et sauf mais fut stupéfait en voyant Tudur bondissant comme un fou au milieu du vallon.

- Arrêtez-moi, maître, arrêtez-moi, s'écria Tudur.

- Arrête-toi toi-même, répondit-il. Par le Ciel, que t'arrive-t-il donc ?

            A ces mots, Tudur s'écroula pantelant et épuisé aux pieds de son maître et il lui fallut un bon moment pour reprendre son souffle et retrouver suffisamment ses esprits pour expliquer son étrange comportement.

 

Une étrange Loutre

            Un jour, deux amis allaient chasser les loutres sur les berges de la Pennant dans le Merionethshire. Comme ils arrivaient en vue de la rivière, ils aperçurent une petite bestiole rouge qui filait dans un pré en direction du courant. Ils se mirent à courir derrière, mais avant qu'ils aient pu l'attraper, le petit animal s'était réfugié sous les racines d'un arbre, sur la berge. Les deux hommes pensaient qu'il s'agissait d'une loutre, mais ne s'expliquaient pas pourquoi elle était rouge. Ils se dirent que ce serait bien s'ils arrivaient à prendre vivant un aussi extraordinaire spécimen. L'un des deux suggéra :

- Tu vas aller chercher un sac et moi, je vais rester là à surveiller.

            Il y avait deux trous sous les racines. Aussi, pendant que l'un tenait le sac ouvert devant l'un des deux orifices, l'autre avec un bâton poussait dans l'autre. La petite bestiole entra dans le sac et les deux hommes prirent le chemin du retour persuadés qu'ils venaient de réussir l'exploit de leur vie. Avant qu'ils aient eu le temps de parcourir la moitié du champ, la créature dans le sac se mit à gémir d'une voix pleine de tristesse :

- Ma mère va me chercher ! Oh, ma mère va me chercher !

            En entendant ça, les deux chasseurs furent pris de panique et lâchèrent le sac. Ils furent époustouflés en voyant un petit bonhomme en rouge s'en échapper et filer à toute allure vers la rivière pour disparaître dans les taillis. Les deux hommes terrorisés se dirent qu'il valait mieux rentrer chez eux plutôt que de chercher des ennuis supplémentaires auprès des Fairies.

 

Les Fées et le Géant

            En ce temps-là, dans tout le pays de Galles, il n’y avait pas une région où il y eût plus de Fées que la vallée de Rhymney. Et c’est là qu’elles se trouvaient le plus heureuses. Les nuits où la lune brillait dans le ciel, on les voyait danser et chanter joyeusement sur la lande, et les habitants du pays se seraient bien gardés de leur causer le moindre tort tant elles étaient estimées et répandaient leurs bienfaits à ceux qui étaient dans le besoin.

            Or, il arriva qu’un cruel Géant vienne s’installer à Gilfach Fargoed, juste au-dessus de la vallée. Sa demeure était une haute tour entourée d’un grand jardin dans lequel nul ne pouvait pénétrer car il était gardé par un redoutable serpent venimeux. Mais le Géant, lui, s’en allait toutes les nuits, armé de sa terrible massue, pour chercher des proies dans les alentours. Quand il rencontrait une Fée, il la tuait et la mangeait. Aussi, on n’entendit plus le chant des Fées et on ne les vit plus danser au clair de lune comme autrefois.

 

Wainscot

            Il y avait, dans le village, un jeune garçon, qui avait perdu son père et sa mère, et qui avait depuis longtemps échafaudé un plan pour se débarrasser du Géant. Un jour, il se décida et s’en alla trouver la reine des Fées. Parce qu’il était lui-même de la race des Fées, il connaissait le langage des oiseaux, et, après avoir mûri son plan avec la reine, il s’en alla, une nuit très sombre, pour consulter une chouette qui vivait dans le tronc d’un chêne dans le grand bois de Pencoed. Cette chouette, qu’on appelait Bedwellte, était très vieille et elle avait la réputation de savoir tous les grands secrets du monde. Le jeune homme lui expliqua la situation et lui demanda son assistance. La chouette promit de l’aider à triompher du Géant.

            Le Géant avait en effet l’habitude de rencontrer, presque chaque nuit, sous un grand pommier qui se trouvait près de sa demeure, une sorcière à qui il faisait sa cour. Et pendant qu’il faisait sa cour, il ne se méfiait de rien, tant il était amoureux de la sorcière. Il s’agissait donc d’obtenir la complicité de tous les oiseaux qui craignaient le Géant pour que ceux-ci pussent aider la chouette à attacher un arc et une flèche sur une branche du pommier. Alors, pendant que le Géant ferait sa cour, la chouette tirerait une flèche contre lui.

            Dès que le plan fut mis au point entre le jeune homme, la chouette et les oiseaux, on guetta le Géant. Or, une nuit, comme le Géant s’était rendu à son endroit habituel, sous le pommier, et qu’il y attendait la sorcière, il s’endormit parce que celle-ci ne venait pas. Profitant de ce sommeil, la chouette fit partir la flèche et celle-ci pénétra dans la poitrine du Géant et le tua net. Alors, la chouette prit son envol et retourna vers le bois de Pencoed, en poussant des hululements de joie.

            La sorcière arriva peu de temps après sur le lieu du rendez-vous. Elle y trouva le Géant mort et s’en étonna grandement. Mais comme son esprit était uniquement préoccupé par le Géant, elle n’entendit pas approcher les oiseaux qui, n’ayant désormais plus rien à craindre du Géant, se précipitèrent sur elle et la transpercèrent de leurs becs acérés. Ainsi fut tuée la sorcière maudite, mais avant de mourir, elle avait eu le temps de lancer une malédiction : elle jura que, désormais, toutes les pommes de l’arbre sous lequel avait été tué le Géant, ainsi que toutes les pommes des mêmes arbres, en dehors de ce jardin, feraient grincer des dents à tous ceux qui en mangeraient. Et c’est depuis ce temps-là que les fruits des pommiers sauvages sont aigres.

            Quand il vit que le Géant et la sorcière étaient morts, le serpent qui gardait le jardin eut une si grande peur qu’il se tordit sur lui-même et mourut. Le jeune homme l’enterra, et sur le sol dont il le recouvrit, il planta des fleurs qui sont, depuis lors, connues sous le nom de blodau’r neidr, c’est-à-dire fleurs de serpent.

            Le Géant possédait d’immenses richesses d’or et d’argent dans sa maison. La reine des Fées accompagna le jeune homme à l’intérieur et ils les découvrirent. Alors, la reine des Fées partagea le trésor et les distribua à toutes les Fées. Une douzaine d’entre elles décidèrent de s’établir près de la demeure du Géant, mais elles ne purent pas y rester longtemps à cause de la puanteur répandue par le cadavre du monstre. Elles creusèrent une grande fosse pour l’y enterrer, mais là encore, elles ne purent mener leur travail à terme à cause de la mauvaise odeur.

            L’une des Fées suggéra de brûler le cadavre et d’en disperser les cendres au vent. C’est donc ce qu’elles convinrent de faire. Mais une fois qu’elles eurent mis le feu au corps du Géant, les flammes devinrent si violentes qu’elles débordèrent de la fosse et se mirent à brûler tout dans les alentours. Les Fées durent en hâte aller chercher de l’eau pour éteindre le brasier. Quand tout fut terminé, elles s’aperçurent que les côtés de la fosse étaient faits d’une pierre noire et brillante comme du cristal. Elles en prirent des parties et les emmenèrent dans leurs demeures, et là, elles comprirent que cette pierre noire constituait un excellent combustible pour faire du feu et se chauffer. Et l’on raconte que c’est ainsi que furent découverts les filons de charbons qui se trouvent dans la vallée de Rhymney.

Quant à la chouette, après la mort du Géant et de la sorcière, elle prit l’habitude de venir, chaque nuit où la lune était claire, du grand bois de Pencoed à Gilfach Fargoed, pour faire la fête avec les Fées. De nos jours, leurs descendants sont toujours là, et, pour commémorer l’événement, ils allument des feux sur la lande, au-dessus de la vallée de Rhymney, et ils dansent toute la nuit en chantant joyeusement.

 

L’Ondine de l’Etang de Grimm

            Il était une fois un meunier qui menait joyeuse vie avec sa femme. Ils avaient de l’argent et du bien, et leurs richesses s’accroissaient d’année en année. Mais le malheur vient du jour au lendemain : de même que leur richesse s’était accrue, de même elle fondit d’année en année, et, pour finir, c’est tout juste si le meunier put considérer comme sien le moulin où il habitait. Il était rongé de chagrin, et quand il se couchait après le travail de la journée, il ne trouvait pas le repos, mais se retournait, tout tracassé, dans son lit. Un matin, il se leva avant l’aube et alla prendre l’air, pensant que cela le soulagerait un peu. Comme il marchait sur la chaussée, le premier rayon de soleil se montra et il entendit un léger bruit dans l’étang. Il se retourna et aperçut une belle femme qui sortait lentement de l’eau. Ses longs cheveux, qu’elle avait mis sur ses épaules de ses mains délicates, tombaient des deux côtés et couvraient son corps blanc. Il voyait bien que c’était l’Ondine de l’étang, et, de peur, il ne savait s’il devait prendre la fuite ou rester immobile. Mais l’Ondine fit entendre sa voix suave, l’appela par son nom et lui demanda pourquoi il était si triste. Tout d’abord, le meunier resta muet ; mais quand il l’entendit lui parler sur un ton si amical, il reprit courage et lui conta qu’autrefois il avait vécu dans le bonheur et l’aisance, mais que maintenant il était si pauvre qu’il ne savait plus que faire.

- Rassure-toi, dit l’Ondine, je te rendrai plus riche et plus heureux que tu ne l’as jamais été. Promets-moi seulement que tu me donneras ce qui vient de naître dans ta maison.

- Qu’est-ce que cela peut être, pensa le meunier, sinon un jeune chien ou un jeune chat ?

            Et il lui accorda ce qu’elle lui demandait.

            L’Ondine redescendit dans l’eau et le meunier rentra en hâte au moulin, rassuré et plein de courage. Il n’était pas encore arrivé que la servante sortît de la maison en lui criant de se réjouir, car sa femme venait de mettre au monde un petit garçon. Le meunier était comme frappé de la foudre : il voyait bien que l’Ondine perfide l’avait su et qu’il avait été trompé. La tête basse, il s’approcha du lit de sa femme, et quand elle lui demanda :

- Pourquoi ne te réjouis-tu pas de ce beau garçon ?

            Il lui raconta ce qui s’était passé, et quelle sorte de promesse il avait faite à l’Ondine.

- A quoi me servent le bonheur et la richesse, ajouta-t-il, si je dois perdre mon enfant ? Mais que faire ?

            Même les parents qui étaient venus le féliciter ne surent que dire. Cependant, le bonheur revenait dans la maison du meunier. Tout ce qu’il entreprenait réussissait, c’était comme si les caisses et les coffres se remplissaient d’eux-mêmes, comme si l’argent se multipliait dans l’armoire en une nuit. En peu de temps, sa richesse fut plus grande que jamais auparavant. Mais il ne pouvait en concevoir une joie sans mélange : la promesse qu’il avait faite à l’Ondine tourmentait son cœur. Chaque fois qu’il passait devant l’étang, il craignait de la voir surgir pour lui réclamer sa dette. Il ne laissait pas l’enfant s’approcher de l’eau :

- Prend garde, lui disait-il, si tu touches l’eau, une main viendra te prendre et t’attirer au fond.

            Cependant, comme les années passaient et que l’Ondine ne se montrait toujours pas, le meunier commença à se rassurer.

            Le garçon devint un jeune homme et il entra en apprentissage chez un chasseur. Quand il eut terminé son apprentissage, et fut devenu un chasseur accompli, le seigneur du village le prit à son service. Au village, il y avait une jeune fille, jolie et dévouée, qui plut au chasseur, et quand son maître s’en aperçut, il lui donna une petit maison ; les deux jeunes gens célébrèrent leurs noces, vécurent paisibles et heureux et s’aimèrent de tout leur cœur.

            Un jour, le chasseur poursuivit un chevreuil. Quand, au sortir de la forêt, l’animal fit un détour en rase campagne, il se mit à sa poursuite et l’abattit finalement d’un coup. Il ne remarqua pas qu’il se trouvait au voisinage de l’étang dangereux, et, après avoir vidé la bête, il alla à l’eau pour laver ses mains tachées de sang. Mais à peine les y eut-il plongées que l’Ondine surgit, le prit en riant entre ses bras humides et l’entraîna si vite au fond que les ondes se refermèrent sur lui.

            Comme le soir tombait et que le chasseur ne rentrait pas, sa femme fut prise de peur. Elle sortit pour le chercher et comme il lui avait souvent raconté qu’il devait se méfier des pièges de l’Ondine et ne pas se risquer dans le voisinage de l’étang, elle devina ce qui s’était passé. Elle courut à l’eau et quand elle eut trouvé sa gibecière sur la rive, elle ne douta plus de son malheur. Se lamentant et joignant les mains, elle appela son bien-aimé par son nom, mais en vain : elle courut de l’autre côté de l’étang et recommença à l’appeler, accablant l’Ondine de dures paroles, mais elle ne reçut pas de réponse. La surface de l’eau restait calme, seul le demi-visage de la lune regardait vers elle sans bouger.

La pauvre femme ne quitta pas l’étang. Sans trêve ni répit, elle en fit le tour d’un pas précipité, tantôt en se taisant, tantôt en poussant un cri déchirant, tantôt en gémissant d’une voix douce. Enfin, ses forces s’épuisèrent : elle s’affaissa sur le sol et tomba dans un profond sommeil. Et bientôt elle fit un rêve.

            Elle montait pleine d’angoisse entre deux grands blocs de rochers, les épines et les ronces lui déchiraient les pieds, la pluie lui cinglait le visage, et le vent mugissait dans ses longs cheveux. Parvenue au sommet, un tout autre spectacle s’offrait à elle. Le ciel était bleu, l’air léger, le sol descendait en pente douce, et sur une prairie verte parsemée de fleurs de toutes les couleurs, se dressait une hutte bien propre. Elle allait dans cette direction et ouvrait la porte ; il y avait là une vieille femme aux cheveux blancs qui lui faisait un signe amical. A cet instant la pauvre femme se réveilla. Le jour était déjà levé, et elle résolut de suivre aussitôt les indications du rêve. Elle gravit péniblement la montagne et tout se trouva comme elle l’avait vu dans la nuit. La vieille l’accueillit aimablement et lui montra sa chaise, où elle la fit asseoir.

- Il doit t’être arrivé malheur, dit-elle, pour que tu cherches refuge dans ma hutte solitaire.

            La femme en larmes lui raconta ce qui lui était arrivé :

- Rassure-toi, lui dit la vieille, je vais te venir en aide : voici un peigne d’or. Attends que la pleine lune monte dans le ciel, puis va à l’étang, assieds-toi sur la rive et démêle avec ce peigne tes longs cheveux noirs. Mais quand tu auras fini, pose le peigne près du bord, et tu verras ce qui va se passer.

            La femme rentra chez elle, mais le temps lui parut long jusqu’à l’apparition de la pleine lune. Enfin, le disque lumineux apparut dans le ciel ; alors elle se dirigea vers l’étang, s’assit sur le bord et peigna ses longs cheveux noirs avec le peigne d’or, et quand elle eut fini, elle le posa sur le bord de l’eau. Aussitôt, l’abîme bouillonna, une vague se souleva, roula sur la rive et emporta le peigne. En un rien de temps, autant qu’il en fallait au peigne pour toucher le fond, la surface de l’eau se fendit et la tête du chasseur surgit. Il ne parla pas, mais regarda sa femme avec des yeux tristes. Au même instant, une vague déferla et mugissant recouvrit la tête de l’homme. Tout avait disparu, l’étang était aussi tranquille qu’auparavant et seul s’y reflétait le visage de la pleine lune.

            Désolée, la femme rentra, mais elle vit en rêve la hutte de la vieille. Le lendemain, elle se remit en route et alla conter ses peines à la sage femme. La vieille lui donna une flûte d’or en lui disant :

- Attends de nouveau la plein lune, puis prends cette flûte, assieds-toi sur la rive et joue une belle mélodie, et quand tu auras fini, pose la flûte sur le sable : tu verras ce qui va se passer.

            La femme fit ce que la vieille avait dit. A peine eut-elle posé la flûte sur le sable que l’abîme bouillonna : une vague se souleva, s’approcha et emporta la flûte. Peu après l’eau se partagea et ce ne fut plus seulement la tête mais la moitié du corps de l’homme qui apparut. Il tendit les bras vers elle, plein de désir, mais une seconde vague déferla, le recouvrit et l’emporta au fond.

- Ah, dis la malheureuse, à quoi me sert de voir mon bien-aimé, si je dois toujours le perdre ?

            Le chagrin emplit de nouveau son cœur, mais un rêve la conduisit pour la troisième fois dans la maison de la vieille. Elle se mit en route, la vieille lui donna en rouet d’or et la consola en lui disant :

- Tout n’est pas encore accompli, attends que la pleine lune se montre, puis prends ce rouet, assieds-toi sur la rive, et file toute la bobine ; quand tu auras fini, pose le rouet près de l’eau et tu verras ce qui va se passer.

            La femme obéit scrupuleusement à tout. Dès que la plein lune se montra, elle porta le rouet d’or sur la rive et mit à filer avec diligence, jusqu’à ce qu’elle n’eût plus de fil et que la bobine fût remplie. Mais à peine eut-elle posé le rouet sur le bord que l’abîme bouillonna encore plus fort que les autres fois, une vague puissante s’élança et emporta le rouet. Aussitôt la tête et tout le corps de l’homme surgirent dans un jet d’eau. Vite il sauta sur la rive, prit sa femme dans ses bras et s’enfuit. Mais ils n’avaient pas fait beaucoup de chemin que l’étang tout entier se soulevait dans un grondement effroyable et inondait la vaste campagne avec une force dévastatrice. Les fugitifs se voyaient déjà perdus : alors la femme dans son angoisse appela la vieille à l’aide, et à l’instant ils furent changés : elle en grenouille, lui en crapaud. Le flot qui les avaient atteints ne put pas les tuer, mais il les sépara l’un de l’autre et les emporta très loin.

            Quand l’eau se fut retirée et qu’ils eurent de nouveau le sol sec sous les pieds, ils reprirent leur forme humaine. Mais chacun d’eux ignorait où était l’autre. Ils se trouvaient parmi des hommes étrangers qui ne connaissaient pas leur patrie. De hautes montagnes et des vallées profondes les séparaient. Pour subvenir à leurs besoins, ils durent garder les moutons. Des années durant ils menèrent paître leur troupeau par les prés et les champs, et ils étaient emplis de tristesse et de nostalgie.

            Un jour que le printemps avait de nouveau jailli de terre, ils menèrent tous deux paître leur troupeau et le hasard voulut qu’ils allassent à la rencontre l’un de l’autre. Ayant aperçu un troupeau sur une pente lointaine, il mena ses brebis dans cette direction. Ils se rencontrèrent dans une vallée, mais ils ne se reconnurent pas, cependant ils furent heureux de n’être plus aussi seuls. Dès lors, ils menèrent leurs troupeaux paître ensemble tous les jours, et ils se sentirent consolés. Un soir que la pleine lune paraissait au ciel et que les brebis étaient couchées, le berger tira une flûte de son sac et joua une chanson qui était belle, mais triste. Quand il eut fini il vit la bergère pleurer amèrement.

- Pourquoi pleures-tu ? demanda-t-il.

- Ah, répondit-elle, c’était aussi la pleine lune la dernière fois que j’ai joué cette chanson sur ma flûte, et que la tête de mon bien-aimé a surgi de l’eau.

            Il la regarda, et ce fut comme si un voile lui tombait des yeux ; il reconnut sa femme bien aimée ; et quand elle regarda son visage éclairé par la lune, elle le reconnut aussi, ils s’étreignirent et s’embrassèrent et point n’est besoin de demander s’ils furent heureux.

 

La Harpe féerique

            La compagnie de Fairies qui demeurait dans les recoins de Cader Idris avait coutume de faire le tour des maisonnettes dans cette partie de la région afin de tester les qualités de leurs occupants. Ceux qui leur réservaient un accueil mal embouché étaient assurés d'avoir le mauvais œil pour le restant de leur vie ; par contre, ceux qui se montraient généreux avec le Petit Peuple qui leur apparaissait sous un quelconque déguisement recevaient de sa part de substantielles faveurs.

            Le vieux Morgan ap Rhys était un soir assis au coin de sa cheminée et il trompait sa solitude en fumant sa pipe et en buvant de la bière de Llangollen. L'alcool aidant, Morgan se sentait le cœur léger. Il se mit à chanter - enfin, il avait l'impression de chanter. Sa voix, en effet, n'avait rien de mélodieux. Un barde qu'il avait insulté - c'est une chose bien risquée de heurter la susceptibilité des bardes du pays de Galles car ils ont souvent la langue fielleuse - avait comparé son chant au meuglement d'une vieille vache ou au jappement d'un chien aveugle au beau milieu d'une étable. Son chant donnait pourtant à Morgan une très vive satisfaction, et ce soir-là en particulier, il était encore plus content de la mélodie harmonieuse qu'il réussissait à produire. La seule chose qui tempérait son plaisir était qu'il manquait de public. Juste au moment où il atteignait le point culminant de son œuvre vocale, il entendit qu'on frappait à la porte. Enchanté à l'idée qu'il y avait quelqu'un pour l'écouter, Morgan se mit à chanter à tue-tête, mettant dans son chant toute la puissance dont il était capable. Selon son opinion personnelle, sa note extrême était un véritable petit chef-d'œuvre d'une exquise beauté, un ravissement pour tous. Quand il eut presque terminé, il entendit à nouveau frapper. Il s'écria:

- Est-ce que la porte vous empêche d'entrer ? Allez, rentrez, qui que vous soyez.

            Morgan, comme vous pouvez le constater, n'était guère porté sur la politesse. La porte s'ouvrit et trois voyageurs entrèrent, crottés par le voyage et paraissant épuisés.

            En réalité, il s'agissait de Fairies de Cader Idris déguisés ainsi afin de se rendre compte de la manière dont Morgan traitait les étrangers. Mais lui ne se doutait pas le moins du monde qu'ils puissent être autres que leur apparence.

- Mon bon monsieur, dit l'un des voyageurs, nous sommes réellement épuisés, mais nous ne vous demanderons rien d'autre qu'un peu de nourriture que nous mettrons dans nos sacs avant de reprendre la route.

- Bon sang, dit Morgan, c'est tout ce que vous voulez ? Eh bien alors, regardez donc ! Là, il y a du pain et du fromage, et même un couteau. Prenez ce que vous voulez. Mangez votre content et remplissez vos sacs. Il ne sera dit nulle part que Morgan ap Rhys refuse le pain et le fromage aux étrangers qui se présentent sous son toit.

            Les voyageurs se servirent donc tout seuls et Morgan, pour respecter les règles de l'hospitalité, poussa la chansonnette pendant qu'ils se sustentaient, sans oublier de s'humecter le gosier avec de la bière de Llangollen quand celui-ci devenait sec. Les voyageurs féeriques, après s'être rassasiés, se levèrent et dirent :

- Mon cher monsieur, nous vous remercions pour votre divertissement. Et puisque vous vous êtes montrés si généreux, nous allons vous témoigner de notre gratitude. Il est dans notre pouvoir de satisfaire l'un de vos vœux : dites-nous ce qui vous ferait plaisir.

- Eh bien, dit Morgan, j'ai toujours eu envie d'une harpe qui vibrerait sous mes doigts, même si j'en jouais mal ; une harpe qui jouerait des airs engageants, vous comprenez, je n'aime pas la musique mélancolique. Mais vous êtes sûrement en train de vous moquer de moi.

            Ce n'était pas le cas : il avait à peine fini de parler que, à sa grande stupéfaction, là, juste devant lui, il découvrit une harpe splendide. Il regarda autour de lui ; ses invités avaient disparu.

- C'est la chose la plus incroyable que j'ai jamais vue, se dit Morgan. Ça devait être des Fairies.

            Il en était si abasourdi qu'il se sentit obligé de reprendre de la bière. Cela lui permit de se remettre de sa perplexité. Il décida alors d'essayer cet instrument qui était si mystérieusement apparu devant lui. Dès que ses doigts en effleurèrent les cordes, la harpe se mit à jouer un air endiablé. A ce moment, il entendit un bruit de pas. C'était sa femme qui rentrait en compagnie de quelques amis. A peine eurent-ils entendu les accords de la harpe qu'ils se mirent à danser, et aussi longtemps que les doigts de Morgan restèrent posés sur les cordes, ils marquèrent le pas comme des pantins désarticulés.

            La nouvelle que Morgan était entré en possession d'une harpe dotée de pouvoirs mystérieux se répandit dans le pays comme une traînée de poudre. On venait de partout pour voir le musicien et son instrument. Et chaque fois qu'il en jouait, l'assistance se mettait irrésistiblement à danser et ne pouvait plus s'arrêter avant que Morgan ne le décide. Mêmes les boiteux se mettaient à cabrioler ; jusqu'à un unijambiste qui lui avait rendu visite et qui dansa aussi joyeusement que n'importe quel bipède.

            Un jour, parmi la foule de curieux qui avaient fait le déplacement pour vérifier que les allégations qui circulaient à propos de cette harpe étaient vraies, Morgan reconnut le barde qui lui avait fait une si désobligeante remarque à propos de sa voix. Il décida de lui rendre la monnaie de sa pièce. Au lieu de s'arrêter comme d'habitude après quelques minutes de danse, il continua de jouer. Il joua et joua jusqu'à ce que les danseurs épuisés lui crièrent d'arrêter. Mais Morgan trouvait cette scène tellement divertissante qu'il ne voulait plus s'arrêter. Il riait à gorge déployée, à en avoir mal aux côtes et des larmes ruisselaient le long de ses joues au spectacle que lui procuraient ses visiteurs, et plus spécialement le barde. Plus il jouait, plus la danse devenait folle. Les danseurs virevoltaient, tournoyaient, se cognant brutalement contre les meubles, quelques-uns bondissant si haut qu'ils en heurtaient le plafond à s'en faire éclater le crâne. Morgan ne cessa pas de jouer avant que le barde n'eut eu les jambes brisées et que les autres soient pratiquement disloqués. A ce moment là, sa vengeance fut complète. Il avait tellement mal aux côtes et aux mâchoires d'avoir ri qu'il retira ses doigts de dessus les cordes. Ce fut aussi la dernière occasion qu'il eut de décharger son dépit contre ses ennemis. Le lendemain matin, la harpe avait disparu et on ne la revit plus jamais.

            Les Fairies, fâchés du mauvais usage qui avait été fait de leur cadeau, étaient venus le reprendre durant la nuit. Ceci est une mise en garde à tous ceux qui détournent de leur usage, les cadeaux que font les Fairies.

 

Le Cercle des Fées

            Un jour, un garçon d’une douzaine d’années avait mené le troupeau de moutons de son père sur les pentes du Petit-Freni, non loin du village de Crymych. Quand il fut arrivé à la pâture, il y avait encore un peu de brouillard autour du sommet de la montagne, et le garçon essayait de voir d’où était venu ce brouillard. Les gens du pays disait en effet que, lorsque le brouillard venait du côté de Pembroke, il ferait beau, mais s’il venait de Cardigan, il ferait mauvais. Comme il regardait autour de lui ce paysage tranquille et silencieux, la surprise le fit tout à coup sursauter : il apercevait en effet, sur les pentes du Grand-Freni, un groupe de gens qu’il croyait bien être des soldats, en train de s’affairer en cercle, comme pour un exercice. Mais le garçon commençait à connaître les habitudes des soldats, et il se dit lui-même qu’il était trop tôt dans la journée pour ceux-ci fussent déjà là. Laissant le troupeau pâturer tranquillement sous la garde des chiens, il marcha dans cette direction et, quand il fut plus près, il constata que ce n’étaient pas des soldats qu’il voyait ainsi, mais des gens appartenant au peuple féerique. Et ils étaient occupés à danser en rond, sans se soucier de ce qui se passait autour d’eux. Le garçon avait entendu bien des fois les vieux du village parler des Fées et, lui-même, il avait vu souvent les cercles qu’avaient laissées les “petites gens” sur l’herbe, le matin, après avoir dansé toute la nuit. Mais il n’en avait jamais encore rencontré. Sa première idée fut de retourner en hâte à la maison pour raconter à ses parents ce qu’il avait vu, mais il renonça à ce projet, se disant que les Fées risquaient de ne plus être là lorsqu’il reviendrait. Il se décida à approcher prudemment pour mieux les observer. De toute façon, il savait bien que les “petites gens” ne l’attaqueraient pas : tout ce qu’il craignait, c’est qu’elles disparaissent lorsqu’elles se seraient aperçues de la présence d’un être humain. Il s’avança donc le long des haies pour mieux se dissimuler et parvint ainsi sans encombre le plus près possible du cercle. Là, il se tint immobile et ouvrit les yeux tout grands pour ne rien perdre de la scène. Il put ainsi constater que, parmi les “petites gens”, il y avait un nombre égal d’hommes et de femmes, mais tous étaient extrêmement élégants et enjoués. Tous n’étaient pas en train de danser et quelques-uns se tenaient tranquillement à proximité immédiate du cercle, attendant d’entrer dans la ronde. Certaines femmes montaient de petits chevaux blancs fringants. Mais ils portaient tous de beaux vêtements de différentes couleurs, et c’est parce que certains d’entre eux avaient des habits rouges que le garçon avait pensé à des soldats.

            Il était là, en pleine contemplation de ce spectacle inhabituel, quand les “petites gens” l’aperçurent. Au lieu de paraître hostiles ou de s’enfuir, elles lui firent signe d’entrer dans le cercle et de se joindre à leurs danses. Il n’hésita pas, mais, dès qu’il fut entré dans le cercle, il entendit la plus douce et la plus irrésistible musique qu’il connût. Immédiatement, sans comprendre ce qui se passait, il se retrouva au milieu d’une élégant demeure, aux murs recouverts de tapisseries de toutes couleurs. Des jeunes filles ravissantes l’accueillirent et le conduisirent dans une grande salle où des nourritures appétissantes étaient disposées sur une table. Elles l’invitèrent à manger, et le garçon, qui ne connaissait guère que les habituelles pommes de terre au lait de beurre qui constituaient le repas de la ferme, se régala avec des plats d’une exquise finesse, tous à base de poissons. Et on lui donna à boire le meilleur vin qui fût, dans des coupes d’or serties de pierres précieuses.

            Le garçon se croyait au paradis. La musique et le vin l’engourdissaient, et la vue de ces jeunes filles empressées autour de lui le ravissait. L’une d’elles lui dit alors d’un ton aimable :

- Tu peux rester ici autant que tu veux. Tu te réjouiras avec nous jour et nuit et tu auras à manger et à boire autant que tu le désires. Mais il ya une chose que tu ne devras jamais faire : c’est de boire l’eau du puits qui se trouve au milieu du jardin, même si tu as très soif, car alors, tu ne pourrais plus demeurer ici.

            Le garçon se hâta d’assurer qu’il prendrait grand soin à ne pas enfreindre cette interdiction. Et quand il fut bien rassasié, les jeunes filles l’emmenèrent danser. Il ne se sentait pas fatigué le moins du monde et se sentait capable de s’amuser ainsi durant sa vie entière. Jamais il n’avait été à une telle fête, jamais il n’avait éprouvé une telle joie, un tel bonheur de se trouver au milieu d’un luxe inconnu, avec des gens élégants et distingués qui le traitaient ainsi avec douceur et courtoisie. Il lui arrivait de penser à la ferme, à son troupeau, à ses parents, mais il chassait vite ces images de son esprit pour mieux s’absorber dans la danse et la musique. Un jour, cependant, comme il prenait l’air dans le jardin, au milieu des fleurs les plus belles et les plus parfumées, il s’approcha du puits et se pencha pour voir ce qu’il y avait à l’intérieur : il aperçut une multitude de poissons brillants qui frétillaient et qui renvoyaient vers lui la lumière du soleil. Alors, il ne put résister : il tendit son bras et sa main toucha la surface de l’eau.

            Aussitôt, les poissons disparurent et un cri confus se répandit à travers le jardin et la demeure. La terre se mit à trembler brusquement et le garçon se retrouva au milieu de son troupeau, sur la pente du Petit-Freni. Il y avait toujours la brume au sommet de la montagne, mais le garçon eut beau chercher partout, il ne put découvrir aucune trace du cercle, aucune trace du puits ni de la demeure des Fées. Il était seul sur la montagne, et ses moutons paissaient paisiblement comme si rien ne s’était passé.

 
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