Cadwaladr et sa Chèvre
Cadwaladr possédait une très belle
chèvre qu'il avait appelée Jenny. Il en était très fier. Jusqu'alors, Jenny
s'était toujours montrée très docile et ne lui avait causé aucun souci. Mais un
soir, elle ne voulut pas se laisser attraper. Elle se mit à courir, à tourner
autour du pré et bien que Cadwaladr eut de bonne jambes, quoi qu'il fit, il ne
parvînt pas à l'approcher. Elle sauta ensuite par-dessus la haie et se retrouva
dans le pré voisin. Quand Cadwaladr la rejoignit, elle sauta à nouveau dans le
pré suivant, et par-dessus le muret à la limite de la montagne en direction de
laquelle elle s'enfuit. A plusieurs reprises, elle laissa Cadwaladr s'approcher
tout près d'elle, puis elle bondissait brusquement et s'éloignait. Finalement,
elle se réfugia à proximité du sommet d'un haut précipice. Cadwaladr, qui
enrageait à mesure que son souffle diminuait, ramassa alors une grosse pierre
et la lança de toutes ses forces sur l'exaspérant animal. La pierre atteignit
la chèvre qui tomba dans le précipice en bêlant sur son sort.
Cadwaladr, désolé, s'en voulait maintenant.
Il descendit au pied de la roche escarpée. La chèvre mourante lui lécha la main. Ceci l'émut si
profondément qu'il fondit en larmes et s'assit sur le sol, prenant la tête de
la chèvre dans ses bras.
La chèvre alors se transforma en une belle
jeune femme. Elle le regarda joyeusement de ses grands yeux bruns et lui dit :
- Ah, Cadwaladr, t'ai-je enfin
trouvé ? Viens avec moi.
Il lui prit la main et se laissa
guider par elle. Le contact de cette main ressemblait à celui d'un sabot mais
quand Cadwaladr la regarda, elle ressemblait à une main tout à fait ordinaire,
bien qu'elle fut plus blanche et bien mieux faite que la plupart des mains
qu'il avait eu l'occasion de voir jusqu'alors. La jeune fille le fit marcher
encore et encore et Cadwaladr n'avait jamais entendu plus agréable conversation
que la sienne. Ils
arrivèrent enfin au sommet d'une très haute montagne. Il faisait nuit
maintenant et la lune brillait. Cadwaladr regarda autour de lui et vit qu'ils
étaient cernés par un immense troupeau de chèvres. Le vacarme d'un bêlement
totalement surnaturel retentit soudain. L'une des chèvres, plus grande que
toutes les autres bêla aussi bruyamment que toutes les autres ensemble.
Celle-ci chargea Cadwaladr et le heurtant dans le ventre, l'envoya basculer
dans le précipice, exactement comme l'avait fait Jenny. Cadwaladr descendit le
flanc de la montagne en roulant sur lui-même et ne s'arrêta que lorsque sa tête
heurta un gros rocher. Il s'évanouit et ne retrouva ses esprits que lorsque le
soleil et le chant des oiseaux le réveillèrent le matin. Mais, entre ce jour-là
et le jour où il mourut, il ne revit ni sa chèvre, ni le Fairy qu'elle était
devenue.
Comment se débarrasser des Fairies
Pas bien loin de la grotte d'Ystrad
Fellte, dans le Breconshire, se trouve la ferme dite Pen Fathor, qui autrefois
était habitée par Morgan Rhys et sa famille. C'était des gens aisés et qui
auraient pu être heureux s'ils n'avaient été constamment victimes des Fairies.
Ceci était la conséquence d'une injure faite involontairement à l'un d'entre
eux. L'épouse de Morgan, Modlen, en voyant une petite dame Fairy pauvrement
vêtue, lui avait donné, par bonté d'âme, une robe. Celle-ci, folle furieuse, l'avait
réduite en lambeaux.
Les Fairies ne sont cependant pas
systématiquement offensés par de tels cadeaux. Un berger de Cwm Dyli
transhumait l'été dans la
montagne. En s'éveillant un matin dans sa cahute, il vit une
petite maman Fairy qui lavait son bébé près de son lit. Elle possédait à peine
de quoi revêtir la petite créature frissonnante. Il tendit le bras et attrapa
une vieille chemise déguenillée qu'il lui jeta en disant :
- Prends ça, pauvre petite chose,
et enveloppe-le dedans.
Elle prit la chemise avec
reconnaissance, aussi loqueteuse qu'elle fut, et s'en alla. Tous les soirs
après cela, aussi réglé qu'une pendule, le berger trouva une pièce d'argent
dans un vieux sabot et cela dura des années.
Après cet épisode, les Fairies
n'accordèrent plus une seconde de répit à Morgan et à sa maisonnée. Lorsqu'ils
étaient dans la cuisine, ils entendaient toutes sortes de bruits dans l'étable.
A cette époque, cuisine et étable étaient côte à côte juste séparées par une rhag
ddor, une demi-porte. Quand ils allaient à l'étable, ils retrouvaient la
cuisine toute chamboulée. Quand ils étaient à table, de la poussière tombait du
plafond sur les aliments. La nuit, leurs pots en terre étaient brisés, leurs
vaches étaient traites et leurs chevaux montés jusqu'à en perdre le souffle.
Les torts étaient considérables aussi Morgan se rendit-il à Penderyn pour
prendre conseil auprès d'une sage femme sur les meilleurs moyens de débarrasser
Pen Fathor d'une engeance aussi pénible. Cette femme ne devait être qu'une
aspirante à la sagesse, et non une authentique femme sage, car bien que ses
prescriptions eussent été suivies à la lettre, elles n'occasionnèrent rien
d'autre que du désappointement et des dépenses supplémentaires.
- Vous devez déménager, dit-elle,
vous devez quitter votre ferme et faire comme si vous alliez vous installer à
Ystrad Towy. Rassemblez tout ce que vous possédez et chargez tous vos biens sur
des chariots. Puis descendez vers Pont Nedd Fechan, comme si vous quittiez Ystrad
Fellte définitivement. De là, vous pourrez revenir par Hirwain et Penderyn, et
vous verrez que les Fairies ont abandonné la maison. Ils ont en
effet pour habitude de quitter un endroit qui change de propriétaire.
Morgan suivit donc ces conseils et
la procession se dirigea vers le lointain Pont Nedd Fechan. En chemin, Morgan
rencontra un vieux voisin avec lequel il s'arrêta pour discuter.
- Alors comme ça vous nous
quittez, mon bon Morgan?
Avant même que Morgan ait eu le
temps de répondre, une petite voix de soprano sortit de dessous une baratte
perchée en haut d'un chariot :
- Oui, on va habiter à Ystrad
Towy.
La ruse avait échoué. Il n'y avait
rien d'autre à faire que demi-tour et revenir par le même chemin.
A la suite de cette
mésaventure, le comportement des Fairies empira. Ils tentèrent même une nuit de
s'emparer du bébé de Modlen dans son lit alors qu'elle le serrait pourtant dans
ses bras. Elle hurla et le cramponna et comme elle le rapporta plus tard à ses
voisins.
- Dieu et moi étions trop forts
pour eux.
Morgan s'en alla alors trouver un
homme rusé (un sorcier) de grande réputation qui habitait à Pentre Felin. Son
plan à lui fut couronné de succès.
Les moissons des champs d'avoine
allaient commencer, et le Cae Mawr, le grand champ près de la rivière, qui
nécessitait la présence de quinze faucheurs par jour, n'attendait plus que la
faucille.
- Combien de voisins viendront
nous aider demain pour le Cae Mawr ? demanda Modlen suffisamment fort pour être
entendue par les Fairies.
- Nous serons une quinzaine en
tout, répondit Morgan, et tu dois penser à prévoir de quoi manger en quantité
avec les efforts qui nous attendent.
- Les hommes n'auront aucune
raison de se plaindre là-dessus, dit Modlen. Ils mangeront ce que nos moyens
nous permettrons de leur donner.
Le lendemain matin, pendant que les
quinze hommes faisaient des prouesses dans le grand champ, Modlen se mit en
cuisine. Elle attrapa un moineau, le troussa comme une volaille et le mit à
rôtir devant le feu. Elle mit ensuite du sel dans une coquille de noix, et
apporta sur la table le moineau et un morceau de pain gros comme son poing.
Elle venait de prendre la corne pour appeler à table les faucheurs quand les
Fairies, en découvrant le repas étique qu'on allait proposer un midi à tant
d'hommes affamés se dirent :
- Nous avons eu une longue vie ;
nous sommes nés au lendemain de la création de la Terre, eh bien, jamais encore
nous n'avions vu cela. Filons vite de cet endroit, les réserves de nos hôtes
sont épuisées. Qui a jamais été assez pauvre pour ne servir qu'un pauvre
malheureux moineau à quinze faucheurs ?
Ils s'en allèrent la nuit même et
jamais plus ne revinrent perturber Pen Fathor.
Einion et la Dame de la Forêt de Greenwood
Einion, le fils de Gwalchmai, se
promenait un beau jour d'été dans les bois de Trefeilir, quand il aperçut une
dame d'une extraordinaire beauté. Son teint surpassait en éclat la blancheur
immaculée des montagnes et l'incarnat de l'aurore et toutes ces merveilleuses
couleurs des fleurs des bois, des champs et des collines. Il en tomba
immédiatement éperdument amoureux. Il la salua et elle lui rendit son bonjour
de telle façon qu'il sut que sa compagnie ne l'importunait pas. Il s'approcha
d'elle de manière fort courtoise et elle aussi vînt au devant de lui. Lorsqu'il
fut près d'elle, il découvrit qu'à la place des pieds elle avait des sabots et
qu'elle était prête à fuir. Mais elle posa un regard séducteur sur lui et lui
dit :
- Tu dois me suivre où que
j'aille.
Elle l'avait envoûté et il lui dit
qu'il irait avec elle jusqu'au bout du monde, mais il lui demanda cependant la
permission d'aller en premier lieu prendre congé de son épouse Angharad. La
Dame de Greenwood accepta:
- Mais, dit-elle, je demeurerai
avec toi invisible à tous les yeux sauf aux tiens.
Aussi il s'y rendit en compagnie du
Gobelin car la Dame de Greenwood n'était pas autre chose. Quand il retrouva
Angharad, sa femme, elle lui apparut sous l'aspect d'une vieille sorcière. Mais
il gardait en lui le souvenir heureux des jours passés et conservait pour elle
un amour profond et sincère. Il était cependant incapable de se libérer des liens
de l'enchantement.
- Je dois absolument me séparer
de toi, dit-il, et je ne sais pas pour combien de temps.
Ils pleurèrent ensemble et se
partagèrent un anneau d'or : il en prit une moitié et Angharad conserva
l'autre. Ils se séparèrent et lui, suivit la Dame de Greenwood, il ne savait
où. Car il subissait un puissant sortilège : il ne pouvait plus voir ni lieu,
ni personne, ni objet sous sa réelle apparence, à l'exception seule de la
moitié d'anneau.
Après être resté un temps très long
avec la Dame de Greenwood, il ne savait pas précisément combien cela avait
duré, il regarda un matin, au moment où le soleil se levait, sa moitié d'anneau
qu'il avait dissimulée dans l'endroit le plus secret qu'il avait pu trouver. Il
eut alors l'idée de la glisser sous sa paupière. Il s'apprêtait à le faire
quand il vit un homme tout de blanc vêtu, monté sur un cheval blanc comme la
neige qui venait au-devant de lui. Le cavalier lui demanda ce qu'il était en
train de faire. Einion lui répondit qu'il évoquait ainsi le souvenir de son
épouse Angharad.
- Désires-tu la voir ? lui
demanda l'homme en blanc.
- Je le désire plus que toute
chose au monde, répondit Einion.
- S'il en est ainsi, dit l'homme
en blanc, monte à cheval derrière moi.
Einion grimpa en selle. Il regarda
autour de lui mais ne vit nulle part trace de la Dame de Greenwood, à l'exception
d'empreintes de sabots d'une taille exceptionnelle se dirigeant vers le nord.
- Sous quel charme êtes-vous
tombé ? demanda l'homme en blanc.
Einion lui raconta tout ce qui
s'était passé entre la Dame de Greenwood et lui.
- Prends ce bâton blanc et fais
un vœu, dit l'homme en blanc.
Einion le prit et la première chose
qu'il souhaita fut de voir la Dame de Greenwood, car il n'était pas encore
totalement libéré de son envoûtement.
Une créature hideuse et étrange lui
apparut, mille fois plus répugnante que la plus épouvantable des choses qu'il
lui eut été donné de trouver sur terre. Einion ne put retenir un hurlement de
terreur. L'homme en blanc l'enveloppa dans sa cape et en moins de temps qu'il
n'en faut pour le dire, Einion mit pied à terre sur la colline de Trefeilir,
près de sa demeure, où il ne reconnut pratiquement personne et où personne ne
le reconnut. Pendant que le Gobelin sous l'apparence de la Dame de Greenwood
apparaissait à Einion, il s'était présenté à Trefeilir sous celle d'un
honorable gentleman, puissant, opulent et richement vêtu. Il avait remis en
main propre à Angharad, une lettre dans laquelle il était mentionné qu'Einion
était mort en Norvège plus de neuf ans auparavant. Comme le Gobelin lui avait
jeté un sort, elle ne demeura pas insensible aux mots d'amour qu'il lui
susurra, et se voyant devenir une grande dame, la plus importante de tout le
Pays de Galles, elle fixa une date pour son mariage avec lui.
Il y eut de grands préparatifs : on
fit faire toutes sortes de vêtements élégants et somptueux, on commanda viandes
et boissons et on réunit tout ce que l'on put trouver de mieux en matière de
chants, d'instruments de musique et de divertissements. Dans la salle
d'Angharad, se trouvait aussi une très belle harpe. Quand le Gobelin sous
l'apparence d'un gentilhomme la vit, il souhaita que quelqu'un en joue. Les
joueurs de harpe présents, les meilleurs de Galles, essayèrent d'en faire
vibrer les cordes, mais ils n'y parvinrent pas. A ce moment-là, Einion pénétra
dans la maison.
Angharad ne voyait en lui qu'un vieillard décrépi, fripé,
avec des cheveux gris, courbé par le fardeau des ans et vêtu de loques. Quand
les ménestrels eurent tous tentés en vain d'accorder la harpe, Einion s'en saisit,
l'accorda et se mit à jouer un air qu'Angharad adorait. Elle en fut éblouie et
lui demanda qui il était :
- Je suis Einion, le fils de
Gwalchmai, dit-il. Regarde, je possède le demi-anneau d'or.
Il le lui tendit. Mais celui-ci
n'évoqua rien dans l'esprit de la jeune femme. Alors dans sa main il déposa le
bâton blanc. Aussitôt le Gobelin, qu'elle n'avait toujours connu que sous
l'aspect d'un gentilhomme noble et honorable, apparut à Angharad comme un
monstre épouvantablement hideux. Elle s'évanouit terrorisée. Einion resta près
d'elle jusqu'à ce qu'elle ait repris ses esprits. Quand elle rouvrit les yeux,
le Gobelin avait disparu ainsi que tous les invités et tous les musiciens. Il
ne restait plus rien, ni personne en dehors d'Einion, de la harpe et des mets
du banquet sur la table répandant autour d'eux leur délicieuse odeur. Ils s'y
assirent pour manger, et excessivement grande était leur joie de réaliser que
l'envoûtement jeté sur eux par le Gobelin avait définitivement disparu.
Einion et la Famille Fée
Il y a de cela bien longtemps, un
jour, un berger se rendit en montagne pour garder ses moutons. Une brume
épaisse tomba et il perdit son chemin. Il alla de l'avant, revînt sur ses pas
et fît ainsi pendant plus d'une heure. Finalement, il se retrouva dans un
endroit en contrebas, couvert de joncs, dans lequel il découvrit plusieurs
cercles de Fées. Il savait bien que c'était dans ces cercles que la Famille Fée dansait et
il se souvenait tout aussi bien que de nombreux bergers qui par malheur y
avaient posé le pied avaient disparu aux yeux des mortels. Il décida donc de
s'en écarter le plus rapidement possible. Comme il s'en éloignait en détalant à
toutes jambes, un petit vieillard adipeux se mit soudain en travers de son
chemin.
- Arrête-toi, ordonna le
vieillard.
Il y avait dans sa voix quelque
chose qui incita Einion - c'était le nom du berger - à obéir.
- Qu'est-ce que tu fais donc ?
- Je me dépêche de rentrer chez
moi, dit le berger.
- Suis-moi, dit le vieillard, et
ne dis pas un mot avant que je ne t'y autorise.
Le berger n'avait d'autre choix que
celui d'obéir. Il emboîta donc le pas à son guide. Ils marchèrent un moment et
arrivèrent devant une pierre ovale. Le vieillard frappa trois fois la pierre
avec son bâton de marche ; celle-ci bascula révélant un étroit passage qui
s'enfonçait sous terre.
- Suis-moi courageusement, dit le
gros homme. On ne te fera pas de mal.
Le jeune homme avança aussi bien
disposé qu'un âne qui recule. Le passage était très sombre bien qu'il fut
faiblement éclairé par une lumière blanchâtre provenant des pierres de la voûte. Enfin, ils
atteignirent l'extrémité du tunnel. Celui-ci s'ouvrait sur une jolie contrée
fertile et boisée. Des oiseaux chantaient dans les buissons ; des ruisseaux
d'eau limpide et transparente serpentant à travers des prairies tapissées de
fleurs multicolores, bruissaient aussi mélodieusement que la gente ailée.
Incrustant ce paysage, se trouvaient de splendides demeures : le petit homme
emmena Einion dans l'une d'elles. Ils s'assirent côte à côte à une table
d'argent pour manger. Des plats en or garnis des mets les plus délicieux et des
gobelets d'or remplis de vin exquis apparurent soudainement devant eux et
disparaissaient aussi miraculeusement lorsqu'ils étaient vidés. Cela mystifiait
le berger outre mesure. De plus, il entendait des gens qui parlaient autour de
lui, mais il ne voyait personne hormis son vieux compagnon. Le gros homme lui
dit :
- Tu peux parler maintenant
autant que tu en as envie.
Einion essaya de parler, mais sa
langue ne bougea pas davantage que si elle avait été en plomb. Trois jolies
jeunes filles entrèrent : elles le dévisagèrent malicieusement et se mirent à
lui parler, mais sa langue ne remuait toujours pas. Alors l'une des jeunes
filles s'approcha de lui et lui passant la main dans les cheveux, se mit à
jouer avec l'une de ses boucles et lui donna un baiser sur ses lèvres rouges.
Celui-ci lui délia la
langue. Einion pouvait à nouveau parler ; il ne s'en priva
pas. Il avait beaucoup à dire, particulièrement à la jeune fille qui l'avait
embrassé.
Il demeura un an et un jour avec le
petit homme et ses trois filles sans avoir conscience d'avoir passé plus d'une
journée en leur compagnie, tant la vie était merveilleuse. Mais bientôt, sa
vieille maison commença à lui manquer. Il demanda à son gros hôte
l'autorisation de s'y rendre.
- Reste encore un peu ici,
dit-il, tu iras un peu plus tard.
Il laissa passer un peu de temps,
puis renouvela sa demande qui lui fut à nouveau refusée. Mererid, la jeune
fille qui l'avait embrassé, était très attristée à l'idée qu'il souhaitait s'en
aller. Et lui n'était pas sans ressentir une sorte de frisson glacé à la pensée
de la quitter.
L'envie de rentrer chez lui pourtant ne le quittait plus ; il
demanda donc une troisième fois la permission de retourner sur la terre. Cette fois,
sous condition qu'il revienne à la première nuit de la nouvelle lune, elle lui
fut accordée.
Tout le monde fut enchanté de le
revoir, on pensait qu'il était mort. Un autre berger avait été soupçonné de
l'avoir tué et avait été contraint de s'enfuir à Merthyr Tydfil - un endroit où
les gens trouvaient refuge quand ils souhaitaient échapper à un châtiment - par
crainte d'être pendu. Einion ne voulut rien dire de l'endroit où il avait
séjourné et la nuit convenue, il repartit pour Fairyland. Mererid fut très
heureuse de le voir revenir. Peu de temps après, ils se marièrent et vécurent
très heureux. Einion, pourtant, ne parvenait pas à s'adapter à cette vie dans
Fairyland. Il demanda donc au vieil homme de partir en emmenant avec lui son
épouse pour aller habiter sur la
terre. Le vieil homme finit par se laisser fléchir et lui
donna beaucoup d'argent, d'or et de pierres précieuses. Einion et son épouse se
mirent en route sur deux poneys plus blancs que la neige et revinrent dans sa
vieille maison. Avec le trésor qu'ils avaient apporté avec eux, ils achetèrent
un immense domaine et aucun couple dans le pays ne fut plus respecté qu'eux.
Mais il ne s'écoula guère de temps avant que les gens ne commencent à se poser
des questions sur les origines de la femme d'Einion. Et comme il ne voulait pas
leur dire qui elle était, ils en arrivèrent à la conclusion qu'elle était issue
de la Famille Belle.
- Bien sûr, répondit Einion,
quand on lui demanda si cela était vrai, il ne fait aucun doute qu'elle
provient d'une famille très belle ; car elle possède en outre deux sœurs qui
sont presque aussi belles qu'elle, et si vous les voyiez ensemble, vous
comprendriez que ce nom est celui qui leur convient le mieux.
Guto Bach et les Fairies
Gruffydd était le nom de baptême
d'un petit garçon de Llangybi, mais tout le monde l'appelait Guto Bach. Un jour
qu'il était allé en montagne pour garder le troupeau de moutons de son père, il
ramena chez lui un grand nombre de pièces, de la taille d'une couronne,
marquées de lettres et ressemblant à s'y méprendre à de véritables couronnes, à
la différence près qu'elles étaient en papier blanc au lieu d'être en argent.
Sa mère bien sûr lui demanda où il les avait trouvées.
- J'ai joué avec des petits
enfants sur la montagne, dit le petit Guto. C'est eux qui me les ont données.
- Quels enfants ? demanda sa
mère.
- Je ne sais pas, répondit-il.
C'était de très jolis enfants, beaucoup plus jolis que moi.
Sa mère comprit qu'il s'agissait
des Fairies. Elle lui dit donc de ne plus jamais retourner en montagne tout
seul, car rien de bon ne pouvait survenir quand on jouait avec ces enfants
étranges. Mais Guto était impatient de retourner jouer avec ces petits enfants.
Un jour, désobéissant à sa mère, il se glissa dehors et retourna en montagne.
Il ne revînt pas et bien qu'on eut organisé une immense battue pour le
rechercher, on ne le retrouva pas.
Deux ans plus tard, pourtant,
devinez ce que sa mère trouva sur le pas de sa porte un matin. Guto ! Il était
assis sur le seuil avec un paquet sous le bras. Il n'avait pas grandi et
portait exactement les mêmes vêtements que le jour de sa disparition : il ne
semblait pas avoir vieilli d'une journée.
- Mon enfant, s'exclama la mère
stupéfaite et heureuse, où es-tu passé pendant une si longue, si longue période
?
- Ma mère, dit Guto, je ne suis
pas parti bien longtemps. C'est seulement hier que je suis allé rejoindre les
petits enfants pour jouer avec eux. Voici les jolis vêtements qu'ils m'ont
donnés.
La mère ouvrit le paquet. Il
contenait une robe en papier très blanc sans aucune couture. Comme elle lui
avait été donnée par les Fairies, elle la jeta dans le feu. La longue absence
de Guto renforçait sa conviction que rien de bon ne pouvait survenir quand on
jouait avec ces étranges enfants. Elle se trompait depuis le début.
L'amitié de Guto Bach et des petits
enfants, ce qu'il pensait toujours qu'ils étaient, se révéla très avantageuse.
Peu de temps après qu'il soit revenu, son père et sa mère perdirent une très
grosse somme d'argent. Ils avaient investi toutes leurs économies et tout
l'argent liquide qu'ils possédaient dans un navire marchand de Pwllheli, qui
faisait de très confortables profits lors de ses traversées et procurait de
grands bénéfices à ses investisseurs. Le navire coula dans une tempête et ruina
irrémédiablement les parents de Guto.
Il y avait sur Pentyrch, la colline
qui domine Llangybi, un gigantesque rocher sous lequel on prétendait qu'un
trésor était caché. Nombreux avaient été les hommes qui avaient essayé de le
déplacer ; ils avaient échoué, ils n'étaient pas assez vertueux. Le père de
Guto décida de faire une nouvelle tentative pour déloger la pierre, dans
l'espoir que le trésor enfoui compenserait ses pertes. Ses voisins lui
apportèrent leur soutien en rassemblant tous les chevaux de la paroisse. Mais le
rocher était si lourd et si profondément enraciné dans le sol que les efforts
combinés des hommes et des chevaux ne servirent à rien. Le père de Guto y avait
mis tous ses espoirs : quoi que ceux qui avaient tentés de déterrer le trésor
avant lui aient pu être, lui au moins, pensait-il, était méritant. Sa déception
en était d'autant plus forte.
En voyant le chagrin de ses
parents, Guto se souvînt que les petits enfants avec lesquels il avait joué
possédaient des quantités d'or et d'argent. Il se dit qu'il allait aller leur
demander de soulager la détresse de ses parents. Il retourna sur la montagne et
retrouva les petits enfants qui jouaient au même endroit que d'habitude. Il
leur expliqua ses ennuis et leur demanda s’ils voulaient bien lui prêter un peu
d'argent.
- Non, dirent-ils, il y a des
monceaux d'or et d'argent qui t'attendent sous le rocher de Pentyrch.
- Mais, protesta le petit Guto,
tous les hommes et tous les chevaux de Llangybi n'ont pas réussi à seulement
l'ébranler.
- Nous sommes bien conscients de
cela, dirent les petits enfants, mais essaye toi-même de le bouger et tu verras
bien ce qui arrivera.
Guto rentra et raconta à ses
parents ce que les petits enfants lui avaient dit. Ils éclatèrent de rire
devant cette idée ridicule que le petit Guto allait réussir là où toutes les
forces réunies de la paroisse de Llangybi avait échoué. Mais ils se trouvaient
dans une situation si désespérée qu'ils permirent à Guto de faire ce que les
Fairies lui avaient suggéré. Ils l'emmenèrent au rocher. Il posa sa petite main
dessus et la grosse masse de pierre bougea. Il lui donna une pichenette et
l'énorme roche dégringola en bas de la colline. Dessous,
ils trouvèrent or et argent qui non seulement couvrirent toutes leurs pertes,
mais firent de Guto et de ses parents les gens les plus riches du
Carnarvonshire.
L’Argent de Dick le Violoneux
Dick le Violoneux avait la fâcheuse
habitude de boire tout l'argent qu'il gagnait en animant des fêtes, des
mariages et des foires. Après avoir passé une semaine à jouer du violon à
Darowen, il prit un soir la route pour rentrer chez lui auprès de sa femme et
de ses enfants. Il avait à traverser la coulée verte des Fairies (Fairy Green
Lane), juste en dessous de la ferme de Cefn Cloddiau. En y arrivant, il sentit
l'angoisse monter en lui. Pour dissiper ses craintes, il accorda son instrument
de musique bien aimé et en longeant le sentier, il se mit à jouer son air
préféré : "L'aile noire du corbeau." Quand il passa l'endroit où les
Fairies avaient l'habitude de ripailler, il sentit son violon devenir
soudainement très lourd et il entendit un cliquettement tintinnabulant à l'intérieur.
Cela durait encore quand il
atteignit Llwybr Scriw Riw, l'endroit où il habitait. En pénétrant dans sa
petite maison, ce fut une autre chanson beaucoup moins harmonieuse que celle
qu'il tirait habituellement de son violon. En l'occurrence, il dut supporter la
voix furieuse de sa femme qui, irritée à juste titre par son absence, commença
à lui faire une scène bourrée de reproches. Elle le baptisa de toutes sortes de
noms d'oiseaux qu'il méritait amplement : fainéant, imbécile, poivrot et ainsi
de suite.
- Comment est-ce possible que
j'en sois réduite à aller mendier pour pouvoir nous nourrir moi et cette flopée
d'enfants presque nus pendant que toi, tu bats la campagne en dépensant dans la
boisson le peu d'argent que tu gagnes ? Le propriétaire est venu ici ce matin.
Il a dit que si tu ne payais pas les arriérés de loyer qui s'accumulent, il
nous flanquera tous à la
porte. Qu'allons-nous devenir alors ? Je suis sûre que tu as
dépensé tout ce que tu as gagné, en buvant de la bière comme d'habitude, et
qu'il ne te reste pas seulement un demi-penny dans la poche.
- Allons, allons, ma bonne femme,
dit Dick, regarde un peu ce que j'ai dans mon vieux violon.
Elle fit ce qu'il lui disait,
secoua le violon et il en dégringola une grande quantité de pièces de cinq
shillings toutes neuves et toutes brillantes, plus qu'assez pour payer le
loyer. Elle mît promptement l'argent en lieu sûr et lui demanda comment il en
était entré en possession.
Le lendemain, il se rendit à
Llanidloes pour payer son loyer. Son propriétaire fut plus que surpris de voir
que Dick était venu, non pas pour lui demander un délai, comme il l'avait déjà
fait plusieurs fois auparavant, mais pour honorer sa dette. Il lui signa un
reçu. Dick assoiffé pénétra à la Licorne pour goûter à la bière de Betty Brunt
avant de reprendre le chemin de son logis. Il n'avait pas encore absorbé plus
que la bagatelle d'une demi-douzaine de verres quand son propriétaire entra particulièrement
surexcité.
- Où donc avez-vous trouvé
l'argent que vous m'avez remis ? lui demanda-t-il.
- Pourquoi ? Qu'est-ce qui se
passe avec cet argent ? demanda Dick.
- Il s'est transformé en
coquilles de coques, dit le propriétaire.
- Eh bien, c'était pourtant du
bel et bon argent quand je vous l'ai donné, d'ailleurs voici le reçu que vous
m'avez signé, dit Dick en exhibant le papier triomphalement. Quelqu'un a dû
ensorceler ces pièces.
Il ne donna aucune autre
explication et même quand il fût fin soul, quand enfin le soir il décida de se
lever pour s'en aller, personne ne fut capable de lui soutirer la moindre
information quant à l'origine de l'argent qu'il avait donné à son propriétaire.
L’Onguent féerique
Un vieux couple qui habitait à
Garth Dorwen se rendit un jour à Caernarfon pour y quérir une servante à la
foire de la Toussaint.
Ils allèrent à l'endroit où les jeunes hommes et les jeunes
femmes en quête d'emploi se regroupaient. Là, ils virent une jeune fille blonde
comme les blés qui se tenait un peu à l'écart. Ils lui demandèrent si elle
cherchait à se placer ; elle leur répondit affirmativement. Ils l'engagèrent
aussitôt et au jour fixé, elle vînt se présenter.
Elle leur dit qu'elle s'appelait
Eilian. A cette époque, on avait l'habitude de filer la quenouille après souper
pendant les longues soirées d'hiver. Eilian, les nuits où la lune brillait,
prenait son rouet et allait s'installer en bas du pré. Les Fairies alors
venaient l'aider. Lorsque cela se produisait, elle rapportait alors une grande
quantité de laine et le vieux couple se réjouissait d'avoir déniché une
servante si habile.
Mais leur chance était trop belle
pour durer. Au printemps, quand les journées rallongent, Eilian un jour
disparut. Tout le monde pensa qu'elle était partie avec les Fairies, et pour
une fois, on ne se trompait pas. Voici comment on en eut la certitude.
La vieille femme de Garth Dorwen
était parfois appelée au chevet des gens pour leur donner des soins. Quelques
temps après la disparition d'Eilian, une nuit de pleine lune alors qu'une fine
pluie traversait la brume légère, un gentilhomme vînt à cheval la chercher. Elle
monta en croupe derrière lui et ils se rendirent à Rhos y Cowrt. Ils y mirent pied
à terre et pénétrèrent dans une grande caverne. Ils franchirent une porte dans
un angle éloigné et se retrouvèrent dans une chambre à coucher où une dame
était étendue sur un lit. C'était la plus jolie chambre que la vieille femme
ait jamais vue.
Cette dernière y resta quelques temps.
Elle n'y voyait, ni n'entendait personne d'autre que le gentilhomme qui était
venu la chercher, la jeune femme et le bébé. Elle trouvait cela d'autant plus
surprenant qu'il y avait des mets délicats préparés à l'intention de la jeune
femme et tout ce dont elle avait besoin lui était fourni par quelque puissance
invisible. Le mystère persista jusqu'à un matin où le mari lui confia une fiole
d'onguent afin qu'elle en passe sur les paupières du bébé.
- Prenez garde, lui dit-il, de ne
pas vous en mettre sur les yeux ou il vous en coûtera.
La vieille femme promit d'être
prudente. Hélas, après avoir fait usage du contenu de la fiole, son œil gauche
se mit à la démanger ; machinalement, elle se le frotta avec le même doigt qui
lui avait servi à oindre les paupières du bébé. Alors il se produisit quelque
chose de curieux. De son œil droit, elle voyait les choses exactement comme
avant, aussi merveilleuses et resplendissantes qu'on puisse l'espérer, mais de
son œil gauche, elle découvrait une grotte humide et misérable, et allongée sur
un lit de fougères sèches et fanées, entourée de grosses pierres, se trouvait
Eilian, son ancienne servante.
Dans le courant de la journée, elle
découvrit bien autre chose. Des petits hommes et des petites femmes s'agitaient
dans tous les sens, et leurs déplacements étaient aussi légers qu'une brise
matinale. Ils préparaient des délicatesses avec une extrême dextérité et une
très grande célérité et servaient Eilian avec une gentillesse et une affection
absolument remarquable. Le soir, la vieille femme dit :
- Vous avez eu beaucoup de
visites aujourd'hui, Eilian.
- Oui, lui répondit la jeune
femme, mais comment m'avez-vous reconnue ?
La vieille femme lui confia qu'elle
s'était involontairement frotté l'œil gauche avec l'onguent réservé au bébé.
- Alors faites bien attention que
mon mari ne se rende pas compte que vous m'avez reconnue, lui dit Eilian.
Elle raconta alors son histoire à
la vieille femme. Les Fairies l'avaient aidée quand elle allait filer la laine
en bas du pré à condition qu'elle épouse l'un d'entre eux.
- Je ne leur ai jamais donné mon
accord, poursuivit-elle. Pour me protéger, j'emportais toujours avec moi un
couteau pour les repousser quand ils commençaient à trop m'importuner. Cela
avait pour effet de les faire disparaître immédiatement. De plus, de crainte
qu'ils ne s'emparent de moi pendant mon sommeil, je mettais au travers de mon
lit, un grand bâton en bois de frêne des montagnes. Aucun Fairy n'ose toucher
un rameau de cet arbre sacré. Cela me protégea aussi longtemps que je demeurai
vigilante. Mais le jour où l'on a tondu les moutons, j'étais si fatiguée que
j'en ai oublié de protéger mon lit. Cette nuit-là, je fus transportée à toute
allure à Fairyland.
La vieille femme se montra très
prudente après l'avertissement d'Eilian. Le mari féerique n'eut jamais aucun
soupçon qu'elle possédait un œil gauche qui voyait des choses toutes
différentes de son œil droit. Vînt le moment où sa tâche se termina sans autre
mésaventure. Elle fut ramenée chez elle à cheval comme elle en était partie et
il lui fut remis une rondelette somme d'argent en échange de ses services. Un
peu plus tard, la vieille femme se rendit au marché. Elle n'était pas en
avance. Quand elle y arriva, une de ses amies lui dit :
- Les Fairies doivent être ici
aujourd'hui. Le bruit enfle et les prix montent.
Evidemment que les Fairies étaient
là, mais personne ne pouvait les voir, sauf la vieille femme de son œil gauche.
Elle aperçut le mari d'Eilian en
train de voler quelque chose sur un étalage tout près d'elle. Elle s'approcha
de lui et oubliant toute prudence, elle lui dit :
- Bonjour, maître, comment va
Eilian ?
- Elle va très bien, répondit le
Fairy, mais avec lequel de vos yeux pouvez-vous donc me voir ?
- Avec celui-ci, dit la vieille
femme en montrant son œil gauche.
Le Fairy lui piqua immédiatement
l'œil avec un jonc… et son œil droit eut à effectuer le travail pour deux tout
le restant de sa vie.
L’Epouse féerique
Il y a bien des années de cela,
vivait à la ferme d'Ystrad, dans la Nant y Bettws, la Vallée de la Bead-house,
un jeune homme joyeux et actif, courageux et fonceur. Les soirs de clair de
lune, il prenait plaisir à observer les Fairies danser et à écouter leur
musique. Une nuit, ils s'approchèrent vraiment très près de la maison, dans un
pré près du lac, qui par la suite fut baptisé Llyn y Dywarchen, le Lac de Sod,
où ils passèrent la nuit en fête. Le jeune gars, selon son habitude, sortit
pour les regarder.
Immédiatement, ses yeux se posèrent
sur l'une des jeunes Fées, dont la beauté surpassait toute beauté humaine. Son
teint était celui du sang sur la neige, sa voix celle du rossignol et sa
douceur celle d'une brise d'un soir d'été caressant les fleurs du jardin. Son
port de tête était gracieux et empreint de noblesse et elle parcourait la
prairie aussi légèrement que les rayons du soleil qui avaient dansé quelques
heures auparavant sur les ondulations du lac tout proche. Il en tomba
éperdument amoureux et, sous l'impulsion de sa passion soudaine, quand la fête
battit son plein, il se précipita au milieu de la foule des Fairies, prit
l'adorable jeune fille dans ses bras et fila à toute allure en direction de sa
maison. Dès que les Fairies prirent conscience de l'agression faite par un
simple mortel, ils cessèrent de danser pour se ruer aux trousses du kidnappeur.
Mais ils avaient bien trop de retard sur lui. La porte était bouclée et
cadenassée et la jeune fille en sécurité dans une chambre. La serrure et le
loquet en fer ne leur permettaient pas de la récupérer car les Fairies
détestent le fer.
Quand le jeune homme la sut en
sécurité sous son toit, il fit tout son possible pour gagner ses faveurs et lui
demanda de l'épouser. Elle refusa. Jour après jour, il renouvela sa demande.
Quand, pourtant, elle eut compris qu'il ne lui permettrait jamais de retourner
auprès des siens, elle lui dit :
- Je ne serai pas votre femme,
mais si vous parvenez à découvrir comment je me nomme, j'accepte de devenir
votre servante.
Lui, pensant que cette tâche
n'avait rien d'impossible, accepta cette condition à contrecœur. Mais l'épreuve
était plus ardue qu'il ne l'avait imaginée. Il essaya de l'appeler par tous les
noms qu'il avait déjà entendus, tenta même quelques curiosités tirées de la
Bible comme Zeruiah, La-ruhamel et Hazelelponi, mais au bout du compte ne s'en
trouva pas plus avancé.
Néanmoins, il ne voulait pas
renoncer et finalement, la chance vînt le servir.
Une nuit, en revenant du marché de
Caernarfon, il tomba sur un regroupement de Fairies dans une tourbière à
proximité de son sentier. Ils avaient l'air de discuter sérieusement, assis en
cercle. Le jeune homme se dit :
- Je suis certain qu'ils sont en
train d'élaborer un plan pour libérer leur sœur. Peut-être que si je parvenais
à m'approcher assez près pour entendre ce qu'ils disent sans me faire
remarquer, j'arriverais à découvrir le nom de ma bien-aimée.
En regardant avec précaution tout
autour de lui, il découvrit qu'un profond fossé traversait la tourbière et
passait à proximité de l'endroit où les Fairies tenaient conseil. Il se glissa
dans le fossé et se mit à avancer à quatre pattes aussi silencieusement qu'un
escargot et presque aussi lentement, jusqu'à ce qu'il eut atteint un endroit où
il pouvait entendre ce qui se disait. Après les avoir écoutés un petit moment,
il s'avéra que ses suppositions étaient justes. Ils étaient en train de
discuter du sort de la jeune fille qu'il leur avait enlevée. Il entendit l'un
d'eux gémir à haute voix :
- Oh, Pénélope, Pénélope, ma
sœur, pourquoi t'es-tu enfuie avec un mortel ?
- Pénélope, se dit le jeune
homme. Ce doit être le nom de ma bien-aimée : j'en sais assez.
Alors, il partit à quatre pattes à
reculons aussi silencieusement qu'il était venu, et s'arrangea pour rentrer
chez lui sans que les Fairies ne le voient.
Quand il eut franchi sa porte, il
appela la jeune fille :
- Pénélope, mon cœur, viens près
de moi.
Elle s'approcha de lui et lui
demanda tout étonnée :
- Oh, mortel, qui m'a trahie ?
Puis, en se tordant les mains, elle
s'écria :
- Hélas, quel sort m'attend !
Elle se résigna pourtant un peu et
prit son rôle de servante au sérieux. Grâce à elle, la vie dans la maison comme
le travail dans la ferme s'améliorèrent. Il n'existait pas de meilleure
ménagère ni de plus propre dans toutes les fermes avoisinantes, pas une qui fut
plus prévoyante et économe qu'elle ne l'était. Elle trayait les vaches trois
fois par jour et celles-ci produisaient la même quantité de lait à chaque fois.
Le beurre qu'elle fabriquait était si délicieux qu'elle pouvait le vendre sur
le marché de Caernarfon un penny de plus à la livre que n'importe quel autre
beurre. Le jeune homme pourtant n'était pas satisfait qu'elle demeure sa
servante et il la suppliait avec insistance pour qu'elle devînt sa femme.
« Souffle souvent sur une pierre,
elle finira par se briser », dit un proverbe gallois. Un jour, elle finit par
accepter de l'épouser. Mais elle lui dit :
- Il y a cependant une condition
que tu dois impérativement respecter : jamais, au grand jamais, tu ne dois me
heurter avec un morceau de métal. Si cela t'arrivait, je serais libre de te
quitter et de rejoindre ma famille.
Le jeune homme était prêt à se
soumettre à n'importe quelle condition et il trouva celle-ci particulièrement
facile à respecter. Ils se marièrent et vécurent heureux ensemble pendant
quelques années. Ils eurent deux enfants, un garçon et une fille, adorés de
leur mère, idolâtrés par leur père. L'épouse féerique était si avisée et si
active qu'elle fit de son époux l'un des hommes les plus riches du pays. A côté
de la ferme d'Ystrad, il exploitait tout le pays du nord de Nant y
Bettws au sommet de Snowdon et
tout Cwm Brwynog, dans le Lianberis, soit près de cinq cents acres.
Un jour, le mari voulut se rendre à
la foire de Caernarfon. Il sortit attraper une pouliche qui broutait dans le
pré près de la maison et qu'il voulait vendre à cette foire. Mais celle-ci
était rétive et comme il ne pouvait l'atteindre sans risquer sa vie, il appela
son épouse pour qu'elle vienne lui prêter main forte. Elle arriva aussitôt. Ils
parvinrent à acculer la fringante jeune monture dans un coin qu'ils jugeaient
sûr, du moins le pensaient-ils. Comme il s'en approchait pour lui passer les
harnais, l'animal folâtre passa en trombe devant lui. Dans sa colère, il jeta
les harnais derrière elle au moment où sa femme s'apprêtait à la poursuivre. L'extrémité
métallique de la bride l'atteignit à la joue. Elle cessa aussitôt d'être visible. Bien
que la rupture du contrat l'eut contrainte à disparaître, l'épouse féerique ne
pouvait oublier à quel point elle aimait ses enfants et son mari.
Par une nuit glaciale, bien
longtemps après cet événement, alors que le vent froid comme les pieds d'un
mort soufflait, le mari fut tiré de son sommeil par un léger tapotement sur la
vitre de la fenêtre de sa chambre. Après avoir manifesté sa présence, il
reconnut la douce et tendre voix de son épouse qui lui disait :
- Si le froid mon fils agresse,
Que son père son manteau lui passe. Si ma fille du froid se lasse, Enveloppe là
dans ma jupe épaisse.
Elle trouva même un moyen pour voir
et pour parler régulièrement à ceux qu'elle aimait par-dessus tout. La loi de
son peuple ne lui permettait pas de revenir fouler le sol terrestre après son
retour en Fairyland ; aussi fabriqua-t-elle une grande plaque de gazon qui
flottait à la surface du lac. Là, elle passait des heures et des heures à
discuter en toute liberté et avec beaucoup de tendresse avec son mari et ses
enfants demeurés sur la
rive. Par le biais de ce subterfuge, ils réussirent à vivre
ensemble, jusqu'au jour où son mari puis ses enfants rendirent leur dernier
soupir. L'île flottante est toujours visible : c'est d'elle que le lac tire son
nom.
La Dame du Lac
Tout là-haut, dans une cuvette de la Montagne Noire au
sud Pays de Galles, il y a un petit lac isolé qu'on appelle Llyn y Fan Fach.
Dans une ferme pas très loin de ce lac, vivait il y bien longtemps une veuve
avec son fils unique qui s'appelait Gwyn. Quand son fils eût grandi, sa mère
l'envoya souvent garder le troupeau. C'était à proximité du lac que les bêtes
trouvaient la meilleure herbe. C'est toujours par là que les bêtes aux yeux
doux se dirigeaient jusqu'à ce qu'elles trouvent ce qu'elles cherchaient. Un
jour que Gwyn se promenait sur les bords du lac, en surveillant du coin de
l'œil ses bêtes qui broutaient, il fut stupéfait en voyant une dame debout sur
la surface lisse des eaux, à quelque distance de la terre ferme. C'était la
plus belle créature qu'il eut jamais vue. Elle était en train de peigner sa
splendide et longue chevelure avec un peigne d'or et la plate surface du lac
lui servait de miroir.
Le garçon figé sur le bord, ne
parvenait plus à détacher son regard de la jeune fille : il en était tombé
éperdument amoureux.
En la contemplant, il lui tendit
inconsciemment le pain d'orge et le fromage que sa mère lui avait donné le
matin. La dame tout doucement vînt en glissant près de lui, mais elle hocha la
tête en voyant sa main encore tendue. Elle dit :
- Cras dy fara, Nid hawdd fy nala
; Ô toi avec ton pain fripé, Il n'est pas facile de m'attraper.
Elle plongea et disparut sous
l'eau. Il rentra chez lui. Il était très triste. Il raconta à sa mère la
merveilleuse rencontre qu'il venait de faire. Ils réfléchirent ensemble sur les
paroles étranges qu'avait prononcées la dame mystérieuse avant de disparaître.
Ils en arrivèrent à se dire qu'il devait y avoir quelque sortilège en relation
avec le pain sec. Sa mère lui conseilla donc d'emporter la prochaine fois qu'il
se rendrait au bord du lac un peu de pâte crue. Le lendemain matin, bien avant
que le soleil n'apparaisse sur la crête de la montagne, Gwyn était déjà au bord
du lac. Il avait dans sa main de la pâte à pain et attendait anxieusement que
la Dame du Lac sorte des eaux. Le soleil se leva, dispersant de ses puissants
rayons les brumes qui voilaient les sommets, et s'éleva haut dans les cieux.
Heure après heure, le jeune homme contempla la surface des eaux, mais des
heures durant il n'eut rien d'autre à voir que les rides qui apparaissaient en
surface poussées par la brise et les rayons du soleil qui dansaient sur elles.
Sur la fin de l'après-midi, le désespoir s'était insinué dans l'esprit du
veilleur. Il était sur le point de repartir, quand à son profond enchantement,
la dame réapparut au-dessus des ondulations lumineuses du soleil. Elle semblait
plus belle encore. Gwyn, oubliant dans la contemplation de sa beauté, tout ce
qu'il avait pourtant consciencieusement prévu de lui dire, ne put que lui
tendre sa main, lui offrant ainsi la pâte. Elle refusa le cadeau d'un mouvement de la
tête comme elle l'avait déjà fait et dit :
- Llaith dy fara, Ti ni fynna ; Ô
toi avec ton pain moelleux, de toi point ne veux.
Puis elle disparut sous les eaux,
mais avant de s'enfoncer totalement, elle adressa au jeune homme un sourire
d'une telle douceur et d'une telle grâce que son cœur en déborda plus que
jamais d'amour. Comme il marchait lentement et tristement sur le chemin du
retour, le souvenir de son sourire le consola et éveilla en lui l'espoir qu'à
sa prochaine apparition, elle accepterait son cadeau. Il raconta à sa mère ce
qui s'était passé. Elle lui conseilla, puisque la dame refusait aussi bien le
pain bien cuit que le pain non cuit, d'emporter avec lui la prochaine fois, un
pain qui ne soit qu'à moitié cuit. Cette nuit-là, il ne ferma pas l'œil et bien
avant l'aube, il marchait déjà en bordure du lac en tenant son pain mi-cuit
dans la main et en observant la surface lisse avec encore plus d'impatience que
la veille. Le
soleil se leva et il se mit à pleuvoir. Mais le jeune garçon ne s'apercevait de
rien, le regard rivé sur les eaux. La matinée s'écoula et l'après-midi
également. Et puis ce fut le soir, mais le regard de l'anxieux veilleur n'avait
rien d'autre à contempler que les vaguelettes et les myriades de fossettes qu'y
creusait la pluie. Les
ombres de la nuit commencèrent à s'épaissir. Gwyn s'apprêtait à s'en aller,
cruellement déçu, quand jetant un regard d'adieu au lac, il aperçut des vaches
qui avançaient à sa surface. En voyant ces bêtes, une bouffée d'espoir le
traversa : peut-être que la Dame du lac était derrière elles ; effectivement,
la jeune fille apparut hors de l'eau. Elle paraissait plus belle que jamais.
Gwyn fut transporté de joie devant cette apparition. Son ravissement augmenta
encore en voyant qu'elle se rapprochait progressivement de la terre ferme. Il
se précipita dans l'eau pour aller au-devant d'elle et lui tendit son pain à
moitié cuit. Elle, en souriant, prit son offrande et lui permit de la conduire
sur la berge. Sa
beauté l'éblouissait et pendant un moment, il ne put faire rien d'autre que de la contempler. Comme
il en admirait chaque détail, il remarqua que la sandale de son pied droit
était nouée d'une manière particulière. Elle lui souriait si gracieusement
qu'il finit par retrouver la
parole. Il lui dit alors :
- Madame, je vous aime plus que
tout au monde et je veux que vous soyez ma femme.
Tout d'abord, elle repoussa sa
proposition. Il argumenta alors avec tant de fougue et de sérieux qu'elle finit
par accepter de l'épouser, en y mettant toutefois une condition :
- Je t'épouserai, dit-elle, et je
vivrai avec toi jusqu'au jour où sans raison, tu m'auras frappé par trois fois,
tri ergyd diachos. Quand sans raison, je recevrai le troisième coup, je te
quitterai pour toujours.
Il protesta de toute son âme qu'il
préférerait se couper la main plutôt que de l'utiliser de cette façon, quand
brusquement elle se leva, se précipita vers le lac et y plongea. Son chagrin et
sa déception étaient si forts qu'il décida de mettre un terme à sa vie en se
précipitant tête la première à l'endroit le plus profond du lac. Il courut
jusqu'au sommet d'un gros rocher qui surplombait les eaux et était sur le point
de sauter quand il entendit une grosse voix :
- Renonce, jeune enragé, et viens
par ici.
Il chercha d'où venait cette voix
et aperçut sur le rivage un vieillard à la tête chenue et au port majestueux en
compagnie de deux jeunes filles. Il redescendit de son rocher tout tremblant.
Le vieillard s'adressa à nouveau à lui sur un ton encourageant :
- Mortel, tu souhaites épouser
l'une de mes deux filles. Je consens à cette union si tu es capable de
m'indiquer celle que tu aimes.
Gwyn regardait les deux jeunes
filles. Elles étaient si exactement semblables en tous points, stature, beauté,
vêtements qu'il ne pouvait pas trouver la moindre différence entre elles. Elles
étaient de si parfaits sosies qu'il semblait pratiquement impossible de dire
laquelle des deux lui avait promis de devenir sa femme. Penser que si par
malheur, il désignait la mauvaise, il perdrait tout à jamais, le plongeait dans
une grande confusion. Il était à deux doigts de renoncer quand l'une des jeunes
filles très calmement avança légèrement le pied.
Ce mouvement, parfaitement naturel,
suffit à attirer l'attention du jeune homme qui reconnut aussitôt le laçage
particulier qu'il avait remarqué sur la sandale de la jeune fille qui avait
accepté de l'épouser. Il avança vers elle et lui prit la main sans hésiter.
- Tu as fait le bon choix, dit le
vieillard. Sois un bon mari et aime-la. Je lui donnerai en dot autant de
moutons, de vaches, de chèvres, de porcs et de chevaux qu'elle en pourra
compter sans reprendre son souffle. Mais souviens-toi bien : si tu lui donnes
trois coups sans raison, elle reviendra vers moi.
Gwyn était fou de joie. Il protesta
à nouveau qu'il préférerait se rompre les membres plutôt que de faire pareille
chose. Le vieillard sourit. Il se tourna vers sa fille et lui proposa de
compter le nombre de moutons qu'elle souhaitait avoir. Elle se mit à compter
jusqu'à cinq, un, deux, trois, quatre, cinq, un, deux, trois, quatre, cinq, un,
deux, trois, quatre, cinq, un, deux, trois, quatre, cinq autant de fois qu'elle
put jusqu'à ce qu'elle n'ait plus de souffle. Aussitôt le nombre de moutons
qu'elle avait compté sortit des eaux. Puis son père lui demanda de faire de
même pour le bétail. Un, deux, trois, quatre, cinq ; un, deux, trois, quatre,
cinq ; un, deux, trois, quatre, cinq ; un, deux, trois, quatre, cinq. Elle
continua ainsi de compter tant qu'elle put respirer. Aussitôt, le nombre de
vaches noires correspondant à celui qu'elle avait pu atteindre sortit du lac.
Elle compta de la même façon les chèvres, les pourceaux et les chevaux. Et
chaque espèce vînt se placer elle-même à côté des moutons et du bétail. Alors
le vieil homme et son autre fille disparurent.
La Dame du Lac et Gwyn firent un
grand mariage, puis s'installèrent dans une ferme du nom d’Esgair Llaethdy où
ils vécurent de nombreuses années. Ils étaient aussi heureux qu'on peut l'être
et même davantage : tout leur souriait et ils avaient trois fils. Quand l'aîné
eut sept ans, il y eut une noce dans un village un peu éloigné. NElferch -
c'était le nom que la Dame du Lac s'était donné - et son époux y étaient
particulièrement attendus. Le jour venu, le couple y partit. Ils passaient par
un champ dans lequel quelques-uns de leurs chevaux broutaient quand NElferch
déclara que c'était trop loin pour qu'elle continue à pied et qu'elle préférait
plutôt ne pas s'y rendre.
- Nous devons y aller, lui dit
son mari, et si tu ne veux pas continuer à pied, tu peux monter l'un de ces
chevaux. Attrapes-en un pendant que je retourne à la maison chercher la selle
et les harnais.
- D'accord, dit-elle. Par la même
occasion, rapporte-moi donc mes gants. Je les ai laissés sur la table.
Il repartit pour la maison. Quand il
revînt avec la selle, les harnais et les gants, il découvrit avec stupeur
qu'elle n'avait pas bougé d'un centimètre de l'endroit où il l'avait laissée.
En lui montrant les chevaux, il lui donna en plaisantant un petit coup de gants
en disant :
- Va, va.
- C'est la première fois que tu
me frappes sans raison, dit-elle en soupirant et elle lui rappela la condition
sous laquelle elle avait accepté de l'épouser, une condition qu'il avait
presque oubliée.
De nombreuses années plus tard, ils
se rendirent ensemble à un baptême. Alors que tous les invités baignaient dans
l'allégresse et l'hilarité, NElferch soudainement éclata en larmes et se mit à
sangloter pitoyablement. Gwyn lui tapota l'épaule et lui demanda pourquoi elle
pleurait.
- Je pleure, dit-elle, parce que
ce pauvre petit innocent est si fragile et si faible qu'il ne connaîtra aucune
joie dans ce monde. La douleur et la souffrance seront son lot quotidien durant
son court passage sur terre, et c'est dans l'agonie de la torture qu'il
quittera cette vie. Mais, mon mari, tu m'as frappé une seconde fois sans
raison.
Après cela, Gwyn veilla jour et
nuit à ne pas faire quelque chose qui put être interprété comme une entorse à
leur contrat de mariage. Il était si heureux avec NElferch et leurs enfants
qu'il savait bien que son cœur se briserait si par quelque malheureux hasard du
sort, il portait l'ultime coup qui lui ravirait à jamais son épouse.
Peu de temps après, le bébé au
baptême duquel ils avaient assisté, après une courte vie de douleur et de
souffrance, mourut en agonisant comme NElferch l'avait prédit. Gwyn et la Dame
du Lac se rendirent aux obsèques. Alors que tout le monde se recueillait en
proie au chagrin et au deuil, NElferch se mit à rire joyeusement, attirant sur
elle des regards de stupéfaction. Son mari fut si choqué de ce comportement si
irresponsable dans une si triste occasion qu'il la poussa du coude en disant :
- Hé là, ma femme, pourquoi
ris-tu donc ?
- Je ris, répondit-elle, parce
que ce malheureux bébé est enfin heureux et libéré de ses douleurs et de ses
maux.
Puis elle se leva et dit :
- Tu viens de me donner le
dernier coup. Adieu.
Elle regagna immédiatement Esgair
Llaethdy. Là, elle appela son troupeau, toutes ses bêtes et leur descendance,
chacune par son nom. Le bétail, elle l'appela ainsi :
- Mu wlfrech, moelfrech : Vache
tachetée, hardie roussette ; Mu olfrech, gwynfrech : Vache tachée, blanc
moucheté ; Pedair cae tonn-frech : Quatre marbrée du champ gras ; Yr hen
wynebwen, Vieille tête blanche ; A'r las Geigen : et la grise ; Gyda'r tarw
gwyn : avec le taureau blanc ; O lys y Brenin : de la cour du roi ; A'r llo du
bach : et toi petit veau noir ; Sydd ar y bach, suspendu au crochet ; Dere
dithe, yn iach adre ! : Viens toi aussi, tous réunis, rentrons !
Ils obéirent tous immédiatement aux
ordres de leur maîtresse. Le petit veau noir, bien qu'il eut été tué, revînt à
la vie et abandonnant son croc, se mit à gambader avec le reste du troupeau,
les moutons, les chèvres, les porcs et les chevaux, se soumettant à la Dame du
Lac. On était au printemps. Quatre bœufs labouraient l'un des champs. A leur
intention, elle cria
- Y pedwar eidion glas, Eh, les
quatre bœufs gris ; Sydd ar y ma's, Qui êtes au champ ; Deuwch chwithe, Venez
aussi ; Yn iach adre ! Tous réunis, rentrons !
Le long troupeau et la Dame du lac
par la montagne arrivèrent au lac d'où ils venaient et disparurent dans ses
eaux. La seule trace de leur passage était un sillon tracé par la charrue que
les bœufs tirèrent derrière eux jusque dans le lac : on le voit encore aujourd'hui.
Gwyn eut le cœur brisé. Il suivit
son épouse jusqu'au lac, terrassé par le malheur et mit un terme à son
existence en plongeant dans les profondeurs glacées. Leur trois fils, rongés de
chagrin, suivirent presque l'exemple de leur père. Ils passèrent une grande
partie de leurs journées à errer en bordure du lac en espérant revoir encore
une fois leur mère disparue. La constance de leur amour eut finalement sa
récompense. Un jour, NElferch leur apparut. Elle leur dit que leur mission sur
la terre consistait à soulager la douleur et la misère des hommes. Elle les
conduisit à un endroit que l'on appelle encore le Vallon des Guérisseurs,
Pant-y-Meddygon, où elle leur enseigna les vertus des plantes et des herbes
médicinales qui y poussaient. Elle leur apprit encore l'art de guérir. Ayant
bénéficié des connaissances de leur mère, ils devinrent les plus habiles
guérisseurs du pays. Rhys Grug, Lord de Llandovery et de Dynevor, leur donna un
titre, des terres et des privilèges à Myddfai, pour leur compétence et pour les
soins et les bienfaits qu'ils dispensaient aux nécessiteux. La renommée des
guérisseurs de Myddfai couvrit tout le Pays de Galles et se poursuivit durant
des siècles à travers leurs descendants.
La Fontaine interdite
Il était une fois un garçon d'une
douzaine d'années que son père envoyait souvent garder les moutons sur le
Frenni fach. Très tôt, un matin de juin, il emmena pour la journée le troupeau
à sa pâture et regarda prudemment du haut de Frenni fawr de quel côté se
dirigeaient les brumes matinales. Bien qu'il fut jeune, il savait que si le
brouillard se dirigeait sur le Pembrokeshire, la journée serait belle alors que
s’il prenait la direction du Cardiganshire, le temps serait épouvantable. Les
brumes allaient du côté du Pembrokeshire. Le garçon, tout guilleret à l'idée de
la belle journée qui s'annonçait, se mit à siffloter gaiement et laissa son
regard vagabonder. Il vit alors, dans le lointain ce qui lui parut être une
escouade de soldats activement engagée dans une opération militaire, dont il ne
pouvait rien dire au premier abord.
- Ça ne peut pas être des soldats
en montagne aussi tôt que cela, se dit-il après réflexion.
Il grimpa donc au sommet d'une
petite colline et là, il vit qu'ils étaient trop petits pour être des soldats.
- Je n'arrive pas à croire que ce
sont des Fairies, se dit-il.
Il en avait souvent entendu parler
et avait déjà vu leurs anneaux féeriques, mais il n'en avait jamais vu de ses
propres yeux. Sa première idée fut de courir chez lui pour en parler à ses
parents. Mais il se dit qu'ils pourraient avoir disparu avant qu'il ne revienne
ou que peut-être même ses parents lui interdiraient de revenir : beaucoup de
gens ont peur des Fairies ; aussi renonça-t-il à cette idée. Après avoir à
nouveau réfléchi, il décida de s'en rapprocher le plus possible et étape après
étape, il parvînt à se retrouver à courte distance des visiteurs. Il resta là
un bon moment à observer leurs mouvements. Ces visiteurs étaient de minuscules
petites personnes des deux sexes, d'une beauté comme il n'en avait jamais vue.
Les uns dansaient une ronde échevelée en se tenant par la main. D'autres
jouaient au chat et à la souris avec une surprenante rapidité et d'autres
encore galopaient sur de petits chevaux blancs. Leurs vêtements avaient des
couleurs variées, les uns blancs, les autres écarlates. Les petits hommes
portaient des capuchons rouges dédoublés et les petites femmes une coiffe
légère qui ondulait de manière fantastique avec la brise. Tous riaient
sans retenue et semblaient parfaitement heureux.
Il ne leur fallut pas longtemps
pour repérer le garçon. En riant, ils lui firent signe de se joindre à eux.
Avec précaution, il se rapprocha petit à petit et, par mégarde, il aventura
l'un de ses pieds dans le cercle. A peine l'eut-il posé que ses oreilles
s'emplirent de la plus harmonieuse musique qui soit. Il posa donc l'autre pied
à l'intérieur du cercle. Aussitôt, il se retrouva, non plus dans un anneau de
Fées sur le versant de la montagne, mais dans un magnifique palais rutilant
d'or et de perles. Toutes les beautés du monde l'environnaient et tout ce qu'on
pouvait imaginer en matière de plaisirs lui fut proposé. Il pouvait s'étendre
là où il en avait envie et chacune de ses envies était anticipée par des jeunes
filles d'une beauté sans pareille. Au lieu des tatws a llaeth, des pommes de
terre au babeurre et des puddings à la farine d'avoine (flummery) auxquels
jusqu'à présent il était habitué, il avait droit ici aux meilleures viandes
servies sur des plats d'argent, et au lieu de la petite bière, le seul breuvage
alcoolisé qu'il eut jamais goûté, il pouvait boire du vin rouge ou du vin blanc
d'une merveilleuse saveur dans des gobelets d'or richement sertis de pierres précieuses.
Il n'existait qu'une restriction :
en aucun cas, il ne devait boire l'eau de la fontaine qui se trouvait dans le
jardin et dans laquelle évoluaient des poissons d'or et d'autres couleurs.
Chaque jour, de nouvelles raisons de s'amuser lui étaient proposées, de
nouveaux passe-temps lui étaient procurés et de nouveaux visages lui étaient
présentés, plus agréables encore, si cela était possible, que ceux qu'il avait
vus auparavant. Ayant tout ce qu'un mortel peut désirer, le garçon voulut encore
la seule chose qui lui était interdite. Comme Eve dans le jardin d'Eden, il
était rongé par la
curiosité. Un jour qu'il se trouvait près de la fontaine à
contempler les poissons qui s'agitaient dans l'eau, comme personne ne le
regardait, il plongea la main dans le bassin. Tous les poissons disparurent
instantanément. Il porta l'eau à ses lèvres. Un cri indistinct retentit dans le
jardin. Il en but. Le palais et tout son environnement disparurent et il se
retrouva seul, sur la montagne, à l'emplacement exact où il avait posé le pied
dans l'anneau des Fées. Les moutons broutaient, là où il les avait laissés et
les brumes accrochées à la montagne s'étaient à peine déplacées. Il pensait
qu'il s'était absenté pendant plusieurs années ; en fait, il n'avait été parti
que quelques minutes.
La jeune Mariée du Lac Rouge
Un jour de brume, un fermier
pêchait dans le Llyn Coch, le Lac Rouge qui est au cœur de la forêt de Snowdon.
Une brusque saute de vent créa, dans la vapeur grise en suspension sur les
eaux, une brèche par laquelle il aperçut un petit homme perché sur une échelle
et fort occupé à entasser de la
paille. Le chaume et l'échelle s'appuyaient sur la surface du
lac. La vision s'effaça au bout de quelques instants et l'eau reprit son friselis
là où il avait vu du foin et du chaume. Par la suite, le fermier prit
l'habitude de revenir fréquemment au bord du lac, mais il n'y remarqua plus
rien d'exceptionnel jusqu'à cette chaude journée d'automne où, chevauchant à
proximité du lac, il emmena son cheval s'y désaltérer.
Pendant que l'animal étanchait sa
soif, il regardait machinalement les ondulations de l'eau quand à sa grande
surprise, il s'aperçut qu'un très beau visage, sous la surface de l'eau et à
courte distance de lui, l'observait. Comme il l'examinait, déconcerté, la tête
toute entière, puis les épaules émergèrent. Il sauta de son cheval et se
précipita vers la
demoiselle. Quand il eut atteint l'endroit de cette
apparition, celle-ci s'était évanouie, pour réapparaître presque immédiatement
à un autre endroit. Il se précipita à nouveau vers elle : elle disparut à
nouveau. Cela se produisit une troisième fois et une quatrième et une
cinquième, après quoi le fermier renonça à sa poursuite et rentra chez lui,
inconsolable. Le lendemain il revînt au bord du lac où il s'assit, espérant
revoir la belle demoiselle. Pendant un long moment, elle ne se manifesta
d'aucune façon. Pour tromper son ennui, il sortit de sa poche quelques
excellentes pommes qui lui avaient été données par un voisin. Il commença à en
croquer une. C'est alors que brusquement, la dame apparut dans toute son
éblouissante beauté, presque à côté de lui, et le pria de lui en jeter une.
- Si vous désirez une pomme, il
va falloir que vous veniez la chercher vous-même, dit le fermier.
Il exhiba le fruit tentant en
faisant miroiter ses belles couleurs rouges et vertes. Elle se rapprocha
davantage, mais au moment où elle s'apprêtait à saisir la pomme qu'il tenait de
la main gauche, avec sa main droite, il lui attrapa le poignet et serra
fermement son étreinte. Elle se mit alors à pousser des cris perçants. Un vieil
homme avec une longue barbe blanche et une couronne de nénuphars émergea au
milieu du lac.
- Oh, mortel, que veux-tu à ma
fille ? demanda-t-il.
Le fermier lui répondit
que son cœur se briserait si la Nymphes du lac n'acceptait pas de l'épouser.
Après de nombreux palabres, le père donna son accord à cette union, sous
condition toutefois que le jeune homme ne jetât jamais d'argile sur son épouse.
Le mariage se fit immédiatement et le couple connut un immense bonheur.
Un jour, la jeune femme exprima
l'envie de manger l'une de ses délicieuses pommes avec lesquelles le fermier
avait réussi à l'attirer hors du lac pour la séduire. Le mari se
rendit donc chez le voisin qui les produisait et en rapporta non seulement des
pommes, mais un bel arbrisseau, un jeune pommier de cette variété, cadeau de
son ami. Ils décidèrent de le mettre en terre sans tarder, lui creusant, elle
le tenant jusqu'à ce que le trou fut assez grand pour qu'on l'y plante.
- Il est assez profond maintenant,
dit le fermier.
Et, pour que la chance demeure, il
balança par-dessus son épaule la dernière pelletée de terre. C'était de
l'argile. Il n'avait pas regardé où il la projetait. Elle
atteignit son épouse en pleine poitrine. Elle n'eut pas plutôt reçu cette volée
de terre qu'elle se mit à sangloter, pleurant à chaudes larmes.
- Adieu à toi, mon cher mari,
dit-elle.
Puis elle courut se jeter dans le
lac et disparut sous la surface lisse et limpide des eaux.
La Malédiction de Pantannas
Il y a de cela fort longtemps, la
ferme de Pantannas, dans le Glamorgan, était tenue par un vieux bonhomme
irascible. Il détestait les Fairies qui dansaient dans ses champs au clair de
lune et désirait trouver le moyen de s'en débarrasser. N'étant pas par lui-même
capable de trouver une solution à son problème, il se rendit chez une vieille
sorcière et lui expliqua ce qu'il attendait d'elle. Elle lui demanda le lait
que produiraient ses vaches pendant la nuit en échange de quoi elle le
conseilla ainsi :
- Là où dans vos champs, vous
trouverez des cercles féeriques, labourez et semez-y du blé. Quand les Fairies
verront que leurs prairies ont disparu, ils n'y reviendront plus jamais.
Le fermier appliqua ce conseil. Il
attela ses bœufs et passa sa charrue de fer sur tous les cercles sur lesquels
les Fairies avaient dansé la nuit, puis il y sema du blé. Le tapage nocturne de
danses et de chants cessa et on ne vit plus un seul Fairy dans les champs de
Pantannas. Le fermier en était extrêmement satisfait et s'imaginait être
définitivement tranquille jusqu'à ce soir de printemps où il commença à
déchanter. Les blés étaient verts. Le fermier rentrait chez lui dans la lumière
rouge du soleil couchant, quand un minuscule petit bonhomme vêtu d'un manteau
rouge s'approcha de lui. Il pointa sur lui la petite épée qu'il tenait et lui
dit :
- Dial a ddaw, La Vengeance
arrive, Y mae gerliaw. Elle approche à grands pas.
Après avoir dit cela, le petit
bonhomme disparût. Le fermier essaya d'en rire. Mais il y avait quelque chose
de si peu engageant dans le regard du petit homme furieux qu'il se sentit très
mal à l'aise. Le printemps cependant s'écoula, l'été survînt, puis l'automne,
et rien ne se produisit. Le fermier en vînt à penser qu'il avait été stupide de
redouter la menace du petit homme au manteau rouge. A l'automne, le blé prit
les couleurs de l'or : il était mûr pour la faucille. Un soir,
alors que le fermier et sa famille étaient couchés, ils entendirent soudain, un
bruit épouvantable qui ébranla la maison comme si celle-ci était sur le point
de s'écrouler. Ils tremblaient de peur ; ils entendirent alors une voix
tonitruante :
- Daw dial. La Vengeance arrive.
Le lendemain matin, dans les champs
de blé, il ne restait pas un seul épi, pas une seule paille, seulement des
cendres noires. Les Fairies avaient incendié toute la récolte. Le fermier
s'en alla arpenter ses champs, contemplant avec tristesse tous ces ravages
quand le même petit bonhomme réapparut. Pointant sur lui son épée menaçante,
l'Elfe lui dit :
- Nid yw ond dechreu. Et ce n'est
que le commencement.
Le visage du fermier devînt aussi
blanc qu'un linge. Il commença à plaider sa cause cherchant à obtenir le
pardon. Il était tout à fait d'accord, dit-il, pour que les champs où les
Fairies voulaient danser et chanter redeviennent des prairies grasses. Ils
pourraient danser sur leurs cercles aussi souvent qu'ils le désireraient sans
qu'il intervienne, pourvu seulement qu'ils renoncent à lui faire payer son
erreur.
- Non, fut la cinglante réponse
qu'il obtînt. La sentence du roi est sans appel : il se vengera de toi, et il
n'y a rien qui puisse contrecarrer cette décision.
Le fermier éclata en larmes et
supplia avec un tel accablement qu'on lui pardonne sa faute que le petit homme
finit par le prendre en pitié et lui dit qu'il plaiderait son cas devant son
seigneur.
- Je reviendrai ici même, dans
trois jours, à l'heure du coucher du soleil. Je t'apporterai la réponse de mon
roi.
Le troisième jour, à l'heure dite,
le fermier retrouva le malin Fairy qui l'attendait.
- La sentence du roi est
inexorable, la vengeance doit s'exercer. Cependant, puisque tu reconnais ton
erreur et que tu souhaites expier ta faute, la malédiction ne te frappera pas
et ne frappera pas non plus tes fils. Elle ne poursuivra que tes lointains
descendants.
Cette promesse rassura le fermier.
Les cercles sombres d'herbes grasses repoussèrent, les joyeux Elfes dansèrent
dessus et les airs de musique emplirent les champs comme autrefois. La voix
abominable revenait parfois pour réitérer la menace :
- Daw dial, La Vengeance
arrivera.
Mais le fermier atteignit
paisiblement un âge avancé et ses fils le suivirent au cimetière sans avoir
subi aucune conséquence de la malédiction prononcée par le roi des Fairies.
Plus de cent ans après que la
première mise en garde eut été formulée, Madoc, l'héritier de Pantannas, se
fiança avec Teleri, fille du seigneur de Pen Craig Pat. La date de leur mariage
fut fixée quelques semaines plus tard, au moment de la marée de Noël. La fête à
laquelle Teleri et tous ses parents furent conviés eut lieu à Pantannas. La
fête se déroulait merveilleusement. Tous étaient assis autour de la cheminée et
on passait son temps à écouter des histoires ou à chanter. Soudain, couvrant le
murmure de la rivière qui courait au pied de la maison, ils crurent entendre
une voix :
- Daeth amser ymddial. Le jour de
la Vengeance est arrivé.
Le silence s'abattit sur la joyeuse
compagnie. Ils sortirent et écoutèrent au cas où la voix se manifesterait une seconde
fois. Mais bien qu'ils y fussent demeurés un bon moment, ils n'entendirent rien
d'autre que la rivière furieuse et en crue plongeant dans les rocailles. Ils
rentrèrent. Progressivement, leur crainte s'estompa. Tout redevînt comme avant.
A nouveau, couvrant les manifestations d'allégresse et le bruit des eaux qui
semblaient être en ébullition au contact des gros galets, une voix claire
retentit :
- Daeth yr amser. Le jour est
arrivé.
Un vacarme terrible retentit autour
d'eux et la maison se mit à trembler sur ses fondations. Ils demeuraient assis,
sans voix, épouvantés, le regard fixe. Une
sorcière informe apparut
dans l'encadrement de la
porte. Alors l'un des hôtes, plus hardi que les autres,
s'exclama :
- Que viens-tu faire ici, hideuse
petite chose ?
- Tu ne m'intéresses absolument
pas, jacasseur, dit la
sorcière. J'étais venue vous parler du sort qui attend cette
maison et qui a rapport avec ce que vous vivez, mais puisque tu m'as insultée,
je ne lèverai pas le voile qui recouvre ces événements.
A ces mots, elle s'évanouit et
personne ne sut où ni comment. Quand elle fut partie, la voix retentit encore,
beaucoup plus sonore que précédemment :
- Daeth amser ymddial. Le jour de
la Vengeance est arrivé.
La terreur et la tristesse
s'emparèrent d'eux tous. Les invités n'attendirent pas pour s'esquiver et pour
regagner en tremblant leurs domiciles. Madoc prit en selle sa fiancée pour la
raccompagner à Pen Craig Daf. Comme elle éprouvait au plus profond d'elle-même
une épouvante sans nom, il fit, en amoureux passionné, tout son possible pour
dissiper ses craintes. Les heures de la nuit se succédèrent. Madoc ne rentrait
toujours pas à Pantannas. Le matin arriva, Madoc n'était toujours pas revenu.
Ses parents âgés, déjà éprouvés par la vue de la sorcière et par les étranges
voix qui avaient abrégé leur joyeuse fête, se rongeaient d'anxiété malgré eux.
Comme la journée avançait et que Madoc ne donnait toujours aucun signe de vie,
ils dépêchèrent des messagers dans toutes les directions pour aller aux
nouvelles, mais tout ce qu'ils purent découvrir fut qu'il avait bien fait
demi-tour pour rentrer après avoir pris congé de sa fiancée à Pen Craig Daf.
Tout le pays se mit à sa recherche. Méticuleusement, on explora toutes les
collines, on fouilla toutes les vallées sur des milles à la ronde, on sonda
toutes les rivières : on ne retrouva pas la moindre trace de lui. Des semaines
passèrent en vaines recherches. Son père et sa mère se rendirent auprès d'un
vieil ermite qui habitait une grotte perchée sur les hauteurs du pays. Ils lui
demandèrent s’ils reverraient un jour leur fils disparu. Il raconta aux parents
éplorés que cette épreuve prenait ses racines dans un lointain passé, qu'elle
était due aux Fairies et la réalisation de leur menace et qu'ils avaient enlevé
le malheureux jeune homme. Il leur conseilla de ne pas conserver l'espoir de le
revoir mort ou vivant. Il se pouvait que dans plusieurs générations il
réapparaisse, mais eux seraient morts.
Le temps passa, les semaines, puis
les mois, puis les années et l'on finit par admettre que l'ermite avait dit la vérité. Tous. Tous
à l'exception d'une seule personne. La gentille Teleri,
elle, ne cessa jamais de croire que son bien-aimé avait survécu et finirait par
revenir. Tous les matins, quand le soleil franchissait les portes de l'aube,
elle se tenait debout au sommet d'un grand rocher, scrutant la campagne. On pouvait
encore la voir au même endroit guettant le moindre signe du retour de son
bien-aimé quand le soleil sombrait derrière les remparts de l'ouest. Les
parents de Madoc moururent et leurs dépouilles furent inhumées afin qu'ils
reposent en paix. Teleri continuait à espérer. Elle prit son poste de garde,
année après année, et sa vue perçante s'affaiblit et ses cheveux châtain
prirent la teinte de l'argent. Epuisée par cette vaine attente, elle mourut
précocement. On l'enterra dans le cimetière de la vieille église du Fan. Les
uns après les autres, ceux qui avaient connu Madoc s'éteignirent et son étrange
disparition ne connut plus qu'un faible écho dans les récits populaires.
L'inflexible confiance de Teleri et sa certitude se révélèrent justes. Son
bien-aimé était encore vivant. Voici ce qui lui était arrivé.
En revenant de Pen Craig Daf, son
attention fut attirée par la musique la plus mélodieuse qu'il eut jamais
entendue. Celle-ci semblait provenir d'une grotte dans la Fissure du Corbeau
(Raven's Rift). Il s'arrêta donc pour l'écouter. Le son après un moment diminua
d'intensité comme si sa source s'enfonçait dans la grotte. Il fit quelques
pas à l'intérieur pour mieux l'entendre. La mélodie continua de s'éloigner et
Madoc, oubliant tout le reste, continua à la suivre dans les dédales de la grotte. Il avait dû
écouter cette musique une heure ou deux selon son estimation lorsqu'elle
s'arrêta brusquement. Se souvenant soudain qu'après les étranges événements de
la nuit, ses parents devaient se ronger de souci en l'attendant, il regagna
rapidement l'entrée de la
grotte. Quand il en sortit, le soleil était haut dans le
ciel. Il pensa qu'il avait dû rester à l'intérieur à écouter cette musique,
beaucoup plus longtemps qu'il ne l'avait cru tout d'abord. Il rentra à la hâte
à Pantannas, ouvrit la porte et pénétra à l'intérieur. Assis auprès du feu, se
trouvait un homme âgé qui lui demanda :
- Qui es-tu donc pour entrer
ainsi sans crier gare ?
La perplexité s'empara alors de
Madoc. Il regarda autour de lui. L'intérieur de la maison lui paraissait
changé, différent de celui auquel il était habitué. Il s'approcha de la fenêtre
et regarda dehors. La campagne présentait également quelques curieuses
différences. Il était troublé et commençait à prendre vaguement conscience que
de grands changements affectaient sa vie. Il répondit doucement :
- Je suis Madoc.
- Madoc ? lui dit le vieil homme.
Madoc ? Je ne te connais point. Il n'y a pas de Madoc par ici et si mes
souvenirs sont bons, je n'ai jamais connu un homme de ce nom. Le seul Madoc
dont j'ai jamais entendu parler par mon grand-père, était un gars qui un beau
jour a disparu, on n'a jamais su comment. Oui, il habitait ici, mais ça date
pas d'hier.
Madoc s'effondra sur une chaise et
pleura. Le vieil homme, ému par son chagrin, tenta de le réconforter. Il lui
posa la main sur l'épaule ; alors la silhouette éplorée se désagrégea en fine
poussière.
La Poursuite de Ianto
Il y a bien, bien des années, il y
avait dans les collines du Breconshire un homme qui s'appelait de son véritable
nom Ifan Sion Watkin, mais qu'on connaissait bien mieux sous celui de Ianto
Coedcae, lanto étant le diminutif d'Ifan et Coedcae le nom de sa ferme. Ianto
un jour fut invité à célébrer un baptême chez un de ses amis qui résidait aux
limites de Glamorgan. Il accepta avec plaisir cette invitation espérant y
passer une joyeuse soirée. Il ne fut pas déçu. Il y avait plein de bonnes choses
à manger, bière forte et vieil hydromel à volonté ; on pouvait danser et le
pénillion était accompagné de la
harpe. Le temps passa si rapidement qu'Ifan fut tout éberlué
quand il entendit la vieille horloge se mettre à égrener les douze coups de
minuit. Il avait des affaires urgentes à régler le lendemain matin et comme il
avait un long trajet à faire, il commença à s'agiter pour repartir. Son hôte
regarda dehors :
- Ianto, dit-il, il fait noir
comme dans un four. Veux-tu que je te passe une lanterne pour t'éclairer ?
Ianto prit la mouche.
- Est-ce que tu me prends pour un
gamin ? s'écria-t-il avec indignation. Il m'est arrivé d'être dehors par des
nuits tellement sombres que je ne distinguais plus ma main au bout de mon bras
et j'ai toujours retrouvé le chemin de chez moi. Une lanterne ? Non, merci.
Après avoir souhaité la bonne nuit
aux autres invités qui n'ayant qu'une courte distance à parcourir n'étaient pas
pressés de quitter la fête, et à son hôte et à l'épouse de celui-ci, Ianto
s'engagea d'un pas assuré sur le chemin qui passait par la montagne pour le
conduire chez lui. Il avait déjà bien marché et parcouru un bon bout de chemin
quand il crut entendre, à quelque distance devant lui, un vague air de musique.
Ianto continua donc de sorte qu'à
un moment, il se retrouva si près de ce bruit qu'il put parfaitement
l'identifier : les sons provenaient d'une harpe que quelques voix
accompagnaient. Il put même reconnaître l'air : c'était Ar hyd y Nos, Tous dans
la nuit. Ianto
éclata de rire.
- Bon sang, se dit-il, c'est
vraiment la chanson la mieux adaptée à la situation.
Il jugea sa remarque si bien
appropriée qu'il éclata de rire de plus belle. Il s'efforça alors de découvrir
qui étaient ces joyeux plaisants, mais il ne vit rien tant la nuit était
épaisse. Comme il savait qu'il n'y avait pas d'habitation à proximité, sa
curiosité en fut toute émoustillée. La musique continuait. Comme elle semblait
provenir d'un endroit peu éloigné du sentier, il se dit que ça ne lui coûterait
pas grand chose de s'écarter un peu de son chemin pour voir de plus près ce
qu'il en était. Il se dit en outre que cela ne se faisait pas de passer aussi
près de si joyeux lurons sans leur procurer l'occasion de l'inviter à se joindre
à leur allégresse. En conséquence, il quitta le chemin et coupa tout droit dans
la direction d'où provenait la musique. Comme il s'était rendu directement à
l'endroit d'où il était presque sûr que les sons émanaient, il fut un peu
étonné de constater qu'ils étaient un peu plus loin.
- Voilà qui est étrange, se
dit-il.
Il en était si dérouté qu'il se
gratta vigoureusement le cuir chevelu pendant une ou deux minutes. Cela lui
éclaircit les esprits et il s'étonna d'avoir mis si longtemps à trouver
l'explication du phénomène.
- Je ne dois pas avoir les idées
bien nettes, se dit-il, pour ne pas m'être souvenu que les bruits sont perçus à
une bien plus grande distance la nuit que le jour. Voilà ce qui se passe,
évidemment.
Il repartit donc. Mais rien à faire
! Plus il avançait, moins il se rapprochait. Il s'arrêta à nouveau pour y
réfléchir. La musique à ce moment-là était déjà loin devant et s'éloignait
encore.
- Non, se dit-il, je ne
renoncerai pas !
Il accéléra donc le pas de crainte
de perdre complètement son repère sonore. Il n'avait pas fait dix mètres quand
une chose étrange se produisit. Il s'enfonça jusqu'au cou dans un marais de
tourbe. Quand il se fut suffisamment démené pour en sortir et après avoir remis
autant que faire se pouvait étant donné les circonstances un peu d'ordre dans
ses vêtements, la musique se fit entendre tout près de lui. De plus, on
l'appelait par son nom : "Ifan, Ifan." Comme c'était la manière la
plus respectueuse de s'adresser à lui, cela lui donna à nouveau à réfléchir :
- Bon, qui que cela soit, ces
gens doivent être bien élevés.
Au lieu de renoncer à la poursuite,
comme il en avait eu la ferme intention après son accident, son désir de se
joindre à une compagnie qui à l'évidence était aussi policée que mélomane ne
fit que s'accroître. Il repartit donc et au bout d'une ou deux minutes, il
entendit qu'on l'appelait encore : "Ianto, Ianto." Ce n'était pas une
désignation aussi respectueuse que "Ifan, Ifan," mais il était dans
un tel état d'esprit et son astuce si peu à court de ressources qu'il n'eut aucune
difficulté à en trouver l'explication.
- Il doit y avoir dans cette
compagnie quelqu'un qui me connaît bien, se dit-il.
En conséquence de quoi il en
conclut que cette familiarité avait des excuses. Les appels, cependant, qui
faisaient alterner "Ifan, Ifan," et "Ianto, Ianto,"
devenaient maintenant si indistincts qu'il ne parvenait plus à distinguer si
ils avaient une quelconque réalité ou s'ils provenaient de la perdrix ou du
vanneau qu'il dérangeait continuellement dans les bruyères. Au bout d'un
moment, contrarié par ses déceptions à répétition et totalement épuisé, il se
résolut à s'étendre sur le sol pour y attendre le matin. A peine eut-il trouvé
une position pour s'endormir que la harpe vibrant avec plus d'éclat que jamais,
lui sembla tellement près de lui qu'il comprenait parfaitement les paroles de
la chanson qu'elle accompagnait. Il bondit sur ses pieds. Il devait quoi qu'il
advienne, mener sa quête à son terme. Il tomba dans les marais et s'y enfonça,
pataugea dans l'eau qui lui montait jusqu'aux genoux, s'écorcha les jambes en
traversant bruyères et ajoncs, mais il était tellement déterminé qu'il n'y
prêta aucune attention. Tout à coup, à courte distance devant lui, il entrevit
un grand nombre de lumières. En s'approchant, il vit qu'elles provenaient d'une
maison dans laquelle il paraissait y avoir une nombreuse assemblée, s'adonnant
à une fête comparable à celle qu'il venait de quitter : musique, à boire et
mets copieux et variés. A la porte, une très jolie jeune fille l'invita à
entrer, le fit asseoir dans un confortable fauteuil près d'un feu ronronnant et
lui demanda si il préférait de la bière ou de l'hydromel. Ianto pensa que la
bière serait mieux appropriée que l'hydromel après sa longue course nocturne.
La jeune fille s'empressa d'aller lui en chercher. Mais avant qu'elle ne
revienne ou qu'il ait eu le temps de réfléchir à la compagnie qui l'entourait,
l'effet de la fatigue accumulée fut tel qu'il s'endormit comme une masse.
Il fut réveillé le lendemain matin
par les rayons du soleil qui jouaient sur son visage. En ouvrant les yeux et en
regardant autour de lui, il fut abasourdi en constatant qu'il était tout seul.
La maison et les convives avaient complètement disparu et il ne restait pas la
moindre trace de ce qu'il avait pourtant vu avant de s'endormir. Au lieu de se
retrouver confortablement assis dans un bon fauteuil près d'un feu ronronnant,
il était véritablement gelé jusqu'à la moelle des os et allongé sur une barre
rocheuse au sommet de l'une des plus hautes roches escarpées de Mynydd Pen
Cyrn. S'il avait fait un pas ou deux de plus, le pauvre Ianto aurait plongé
tête baissée une douzaine de pieds en contrebas.
La Récompense du Joueur de Harpe
Sion Rhobert était un joueur de
harpe originaire d'Hafod Elwy, dans le Denbighshire. Un soir, il alla animer
une soirée à Llechwedd Llyfn, à côté de Cefn Brith, et quand les gars et les
filles décidèrent de se séparer car il était très tard. On lui permit enfin de
se traîner jusque chez lui. Il partit ; il devait passer par un endroit où la
montagne était dépouillée. En arrivant vers le lac Llyn-dau-ychain, il vit sur
ses berges un splendide palais, brillamment éclairé. Il en fut tout ébahi ; il
avait emprunté ce chemin plus d'une fois et n'y avait jamais vu la moindre habitation.
Si je le vois, se dit Sion, je dois le croire. Comme il s'en approchait, une
très jolie servante lui fit signe d'entrer.
Elle introduisit Sion dans une
grande pièce éclairée par des milliers de chandelles et somptueusement meublée.
Un domestique vêtu d'une livrée bleu pâle lui tendit une coupe emplie de vin
pétillant qui après qu'il l'eut bue convainquit Sion qu'il était, sans l'ombre
d'un doute, le meilleur joueur de harpe que le monde ait jamais connu. Les
invités l'entourèrent, l'appelant par son nom - ce que Sion trouva étrange, car
il n'avait pas souvenir d'en avoir rencontré un seul auparavant - et lui
demandèrent de jouer. Sion accepta et ils se mirent à danser avec fougue.
Lorsque la première danse fut terminée, l'un des invités prit le chapeau de
Sion et fit une quête. Il le lui ramena empli d'or et d'argent. Après cela,
Sion se remit à jouer. Les invités dansèrent jusqu'à l'aube, puis les uns après
les autres, ils s'éclipsèrent et Sion resta seul. Il vit un canapé, s'allongea
dessus et s'endormit très vite. Il ne se réveilla guère avant midi. Il
découvrit alors qu'il était allongé sur la bruyère. Le palais
avait disparut et l'argent et l'or qu'il avait eus dans son chapeau s'étaient
transformés en feuilles mortes.
La Récompense féerique
Ianto Llewelyn vivait en
célibataire dans une maisonnette à Llanfihangel. Une nuit, alors qu'il était
déjà couché, il entendit un bruit devant sa porte. Il ouvrit sa fenêtre et
demanda :
- Qui est là ? Et qu'est-ce que
vous voulez ?
Une petite voix cristalline lui
répondit :
- C'est dans cette pièce que nous
voulons habiller nos enfants.
Ianto descendit et ouvrit la porte
: une douzaine de petits êtres entrèrent portant leurs minuscules bébés dans
leurs bras et se mirent à chercher un pichet en terre avec de l'eau. Ils
restèrent dans la maison quelques heures pour baigner leurs bébés et les vêtir.
Juste avant que le coq ne chante, ils s'en allèrent, en laissant un peu
d'argent près du foyer pour le récompenser de les avoir si aimablement reçus.
Après cela, lanto prit l'habitude
de recharger de quelques boulets de charbon son feu afin qu'il brûle toute la
nuit, de laisser un bac d'eau sur le foyer et du pain avec ses accompagnements
sur la table. Il
fit attention aussi de retirer tout ce qui pouvait contenir du fer avant
d'aller se coucher. Les Fairies revinrent souvent chez lui pendant la nuit et
après chacune de leurs visites, il trouvait un peu d'argent près du foyer.
Ianto renonça à travailler. Il vivait à l'aise grâce à l'argent qu'il recevait
des Fairies en dédommagement de son hospitalité. Cette source de revenu était
plus que suffisante pour lui apporter un peu d'aisance. Aussi un jour, Ianto se
maria.
Betsi - c'était le nom de
l'heureuse élue - qui ne s'était jamais préoccupée de la façon dont il gagnait
son argent avant de l'avoir épousé, dès qu'elle fut dans ses meubles, commença
à se montrer particulièrement curieuse. Ianto refusa de lui dire quoi que ce
soit et cette attitude ne fit que renforcer sa volonté d'en savoir plus.
- Je ne crois pas que tu le
gagnes honnêtement, finit-elle par dire.
Ianto protesta ses grands dieux
qu'il n'y avait pas une once de malhonnêteté dans sa façon de gagner sa vie.
Elle ne lui laissa pourtant pas de répit.
- Tu devrais être honteux de
garder un vilain petit secret pour ta tendre petite femme, renchérit-elle.
- Mais, protesta Ianto, si je te
le livre, égoïste Betsi, je n'aurai plus jamais d'argent.
- Ah, dit-elle.
Elle avait déjà conçu quelques
doutes en voyant Ianto préparer le soir son feu et de l'eau chaude.
- Alors, ce sont les Fairies.
- Zut ! dit-il. Oui, ce sont les
Fairies.
A ces mots, il enfonça ses mains
dans ses poches d'un air maussade et sortit de la maison. A cet instant,
il avait sept shillings dans ses poches. Il s'en alla en les palpant, songeant
qu'un verre de bière et une bonne pipe à l'auberge ne seraient pas du superflu
après une telle querelle conjugale. Son argent avait disparu. A la place, il ne
trouva que quelques bouts de papier, pas même bons à allumer sa pipe. A partir
de ce jour-là, les Fairies ne lui donnèrent plus d'argent. Il dut à nouveau
aller gagner sa pitance à la sueur de son front, ce qui demeure un moyen de
gagner sa vie plus conforme à la Bible mais moins agréable que de récolter
l'argent féerique.
La Substitution de Llanfabon
A Berth Gron, dans une ferme de la paroisse de Llanfabon, vivait
autrefois une jeune veuve. Elle avait un petit garçon auquel elle tenait plus
qu'à la prunelle de ses yeux. C'était son seul réconfort et elle l'élevait dans
du coton, comme on dit. Pryderi, c'était le nom qu'elle lui avait donné, allait
sur ses trois ans. C'était un beau bambin pour son âge. A cette époque, la
paroisse de Llanfabon regorgeait de Fairies. La nuit quand la lune blanchissait
la campagne de sa lumière, souvent leur musique qui se prolongeait jusqu'au
chant matinal du coq empêchait les paysans de dormir. La nuit quand la lune
était vaincue par l'obscurité, ils adoraient attirer les hommes vers les marais
déserts en allumant de trompeuses lumières. Même pendant la journée, ils
pouvaient jouer de mauvais tours aux gens si ceux-ci ne se tenaient pas sur
leurs gardes. La jeune veuve savait que les Fairies raffolaient voler les
nourrissons dans leurs berceaux. Vous pouvez donc aisément imaginer les
précautions qu'elle prenait avec son petit trésor. Elle détestait ne pas
l'avoir sous les yeux la nuit comme le jour : si par malheur, elle avait à s'en
éloigner, elle était malheureuse comme les pierres tant qu'elle n'était pas
revenue près de lui pour constater qu'il se portait comme un charme.
Un jour, alors qu'il était couché
dans son berceau et qu'il dormait, elle entendit dans l'étable les vaches qui
meuglaient pitoyablement comme si elles souffraient lamentablement. Comme il
n'y avait personne d'autre qu'elle dans la maison pour veiller sur son précieux
petit garçon, elle craignit tout d'abord d'avoir à sortir pour voir ce qui se
passait. Le meuglement, cependant, devenait de plus en plus atroce et elle
avait de plus en plus peur. Incapable de demeurer là plus longtemps sans réagir,
elle se précipita dehors, oubliant dans sa frayeur de placer les pinces
croisées sur le berceau. Quand elle entra dans l'étable, elle fut surprise de
constater qu'il ne se passait rien. Les vaches ruminaient placidement. Elles
tournèrent leurs grands yeux dociles vers elle manifestant un doux étonnement
et s'émerveillant visiblement devant sa brusque intrusion. Comprenant alors
qu'elle avait été bernée, elle repartit en courant à toute allure vers la
maison et vers le berceau. Elle craignait de le trouver vide, mais se penchant
au-dessus, elle y trouva un petit garçon qui l'accueillit en lui disant
"Mère." Elle le regarda de plus près : il ressemblait à Pryderi, mais
il y avait quelque chose en lui qui lui donna à penser que ce n'était pas lui.
Enfin, elle dit d'un air mal assuré :
- Tu n'es pas mon petit enfant.
- Mais si, vraiment, dit le
petit. Qu'est-ce que tu veux dire, mère ?
Mais elle avait quelque part en
tête l'idée que ce n'était pas son petit garçon et le temps finit par lui donner
raison. Le petit garçon par la suite se révéla être grognon et agité,
contrairement à Pryderi qui avait toujours été sage comme une image. En un an,
il ne grandit pas du tout. Pryderi, de son côté, était en pleine croissance. En
outre, ce petit drôle semblait enlaidir chaque jour alors que Pryderi était
devenu de plus en plus beau : enfin, c'est ce que pensait sa mère. Elle ne
savait plus quoi faire.
A l'époque, il y avait dans la
paroisse de Llanfabon un homme qu'on disait au courant de bien des choses
obscures pour la majorité des gens. Il s'était fait cette réputation en vivant
dans un lieu qu'on appelait le Château de la Nuit.
Ce château avait été édifié avec
les pierres de l'église de Llanfabon et était hanté. Un bon nombre d'hommes
avaient essayé d'y habiter mais avaient été contraints de le quitter car les
fantômes les y tourmentaient. Que cet homme fut capable de vivre là dans une
apparence de paix et de tranquillité était la preuve évidente, aux yeux de la
population de Llanfabon, qu'il possédait quelque pouvoir sur les puissances de
l'ombre. La veuve s'en vînt consulter l'homme sage et lui exposa ce qui la tracassait. Après
l'avoir attentivement écoutée, il lui dit :
- Si vous appliquez fidèlement et
scrupuleusement mes conseils, je pense être en mesure de vous aider. A midi
demain prenez une coquille d'œuf et brassez-y de la bière. Il faut que le
garçon vous voie, mais ne lui dites rien. Il va vous demander ce que vous
faites. Répondez-lui : « Je suis en train de préparer tout ce qu'il faut pour
brasser de la bière pour les moissonneurs ». Ecoutez attentivement ce qu'il
vous dira alors, mais faites semblant de ne pas y prêter attention. Quand vous
l'aurez couché demain soir, venez tout me raconter.
La veuve rentra chez elle. Le
lendemain, à midi, elle mit en application les directives que lui avait données
l'homme rusé. Elle prit une coquille d'œuf et prépara tout ce qu'il lui fallait
pour brasser de la bière. Le
garçon se tenait près d'elle, la regardant comme le chat regarde la souris. Il lui demanda
alors :
- Qu'est-ce que vous êtes en
train de faire, mère ?
Elle lui répondit :
- Je suis en train de brasser de
la bière pour les moissonneurs, mon garçon.
Alors le garçon se dit comme pour
lui-même sur un ton calme :
- Je suis très âgé maintenant,
j'ai vécu avant d'être né, je me souviens de ces chênes là-bas quand ils
n'étaient encore que glands sur la terre, mais je n'ai jamais vu un œuf de
poule servir à brasser de la bière pour des moissonneurs.
La veuve entendit bien ce qu'il
marmonnait, mais fit comme si elle n'avait rien compris et lui demanda :
- Qu'est-ce que tu dis, mon fils
?
Il lui dit :
- Rien, mère.
Elle se retourna alors vers lui et
vit qu'il était tout renfrogné ; l'expression de colère qui marquait ses traits
lui donnait un air vraiment peu engageant. Après qu'elle l'ait eu couché ce
soir-là, la veuve se rendit au Château de la Nuit, comme il était convenu.
A peine y était-elle arrivée que
l'homme sage lui demanda :
- Pouvez-vous me dire précisément
ce qu'il a dit ?
- Il se parlait très lentement à
lui-même, répondit la veuve, mais je suis presque sûre qu'il a dit : Je suis
très âgé maintenant, j'ai vécu avant d'être né, je me souviens de ces chênes
là-bas quand ils n'étaient encore que glands sur la terre, mais je n'ai jamais
vu un œuf de poule servir à brasser de la bière pour des moissonneurs.
- C'est bien, dit l'homme sage.
Si vous appliquez mes conseils fidèlement et scrupuleusement, je pense être en
mesure de vous aider. Ce sera la pleine lune dans quatre jours. Vous devez vous
rendre à minuit là où les quatre routes se croisent au-dessus du Gué de la Cloche. Cachez-vous
dans un coin où vous pourrez observer tout ce qui se passe sans vous faire
repérer. Quoiqu'il arrive, ne bougez pas et ne faites pas de bruit. Si cela
arrivait, mes plans échoueraient et vous mettriez votre vie en danger. Revenez
me voir le lendemain pour me raconter ce que vous avez vu.
A minuit, au jour dit, la veuve
alla se cacher derrière un gros buisson près du croisement au-dessus du Gué de la Cloche. De là, elle
pouvait observer tout ce qui se passait sur les quatre routes sans qu'on la voie. Pendant un bon
moment, il n'y eut rien à voir, ni à entendre : la lune brillait de tous ses
éclats et le lourd silence de la nuit enveloppait tout. Puis de gros nuages
sombres dissimulèrent la lune, et à ce moment, la veuve inquiète entendit une faible
rumeur dans le lointain. Les sons se rapprochèrent de plus en plus ; elle
écoutait avec une attention redoublée. Bientôt la musique fut tout près d'elle
; elle vit alors une procession de Fairies déboucher sur l'une des routes.
L'avant-garde de la procession s'écoula : des centaines de Fairies suivaient.
Ils chantaient les plus belles chansons qu'elle eut jamais entendues et elle se
dit qu'elle pourrait rester à les écouter pendant des heures. Lorsque le milieu
de la procession passa à sa hauteur, la lune sortit de derrière un gros nuage
noir. Dans cette clarté froide qui inonda la terre, elle vit alors quelque
chose qui transforma son plaisir en amère souffrance et fit battre son cœur à
tout rompre. Elle vit son tendre amour de petit garçon qui avançait entre deux
Fairies. Elle faillit presque oublier la raison de sa présence et était sur le
point de sauter au milieu des Fairies pour s'emparer de son petit chéri. Mais
elle se souvînt à temps de la mise en garde de l'homme sage : ses plans
tomberaient à l'eau et elle mettrait sa propre vie en danger si elle agissait
ainsi. Au prix d'un effort extrême, elle parvînt à se contrôler : elle
n'esquissa pas un mouvement, ni ne proféra le moindre son. Quand la longue
procession fut passée, que la musique s'en allait mourir dans le lointain, elle
sortit de sa cachette et rentra chez elle se coucher.
Mais son cœur était trop lourd ;
ses pensées n'arrivaient pas à se détacher de son petit enfant perdu et elle ne
ferma pas l'œil de la nuit.
Tôt le lendemain, elle se rendit chez l'homme
sage. Il l'attendait. Quand elle entra, il vit dans ses yeux qu'elle avait
assisté à quelque chose qui l'avait contrariée. Elle lui raconta ce dont elle
avait été témoin au croisement des quatre routes. Il lui dit à nouveau :
- C'est bien. Si vous appliquez
mes conseils fidèlement et scrupuleusement, je pense être en mesure de vous
aider.
Il prit alors un grand livre à
reliure en peau de veau, l'ouvrit et se plongea longuement dans sa lecture. Après
avoir longuement réfléchi, il dit :
- Vous devez trouver une poule
noire avec une seule plume blanche ou de n'importe quelle autre couleur que
noire. Dans votre foyer, vous mettez de la tourbe ou du bois ?
- De la tourbe dit la veuve.
- Quand vous aurez trouvé la
poule, reprit l'homme sage, allumez un feu de bois et cuisez-y la poule, avec
ses plumes et tout entière. Quand vous l'aurez mise à cuire, fermez toutes les
ouvertures et bouchez tous les trous des murs ; ne laissez ouvert que le
conduit de la
cheminée. Quand ce sera fait, évitez de regarder le garçon ;
concentrez-vous sur la cuisson de la poule et n'en levez pas les yeux avant que
la dernière plume n'en soit tombée.
Aussi étranges qu'aient pu paraître
les consignes de l'homme sage, elle était résolue à les suivre aussi fidèlement
et scrupuleusement qu'elle avait suivi les consignes précédentes. Mais bon sang
de bois, quel mal elle eut à dénicher une poule noire qui n'avait qu'une plume
blanche ou de toute autre couleur que noire.
Elle frappa à toutes les portes des
fermes de la paroisse de Llanfabon en vain, et elle en était pratiquement
arrivé à la conclusion que si cette race de poules avait un jour existée, elle
était maintenant éteinte. Elle mit des semaines à trouver sa poule ; ce fut
dans une ferme à des milles de Llanfabon que ses recherches enfin aboutirent.
Ses déceptions répétées augmentaient son amertume puisqu'elle était obligée de
dissimuler la répulsion que lui inspirait le petit drôle qui avait pris la
place de son fils. Quand il s'adressait à elle en l'appelant "Mère,"
c'était presque plus qu'elle ne pouvait en supporter ; elle était juste capable
de ne rien montrer, de ne pas changer de comportement à son endroit, bien qu'il
lui parut chaque jour un peu plus malingre, un peu plus malgracieux et un peu
plus hideux. Ayant trouvé la poule noire, elle alluma un grand feu de bois et
quand il fut bien parti, elle tordit le cou de la poule, la mit à rôtir comme
elle devait le faire, les plumes et le reste. Puis elle ferma toutes les
ouvertures et les trous du mur et s'assit devant le feu pour regarder la poule
cuire. Le petit drôle l'appela plusieurs fois, mais bien qu'elle lui eut
répondu, elle ne releva pas la tête pour le regarder. Au bout d'un moment, elle
s'évanouit. Quand elle revînt à elle, elle vit que toutes les plumes étaient
tombées ; elle regarda autour d'elle ; l'enfant de substitution avait disparu.
Elle entendit alors des accords musicaux à l'extérieur de la maison ; c'était
les mêmes que ceux qu'elle avait entendus au carrefour. Brusquement la musique
se tut et elle entendit une petite voix qui appelait :
- Mère.
Elle se rua dehors et là, à
quelques pas du seuil, elle vit debout devant elle, son tendre petit garçon.
Elle l'attrapa dans ses bras et le dévora de baisers.
Elle riait, elle pleurait, et sa
joie était si grande qu'il n'existe pas de mots pour la décrire. Quand elle
lui demanda où il avait été pendant tout ce temps, le petit garçon ne put lui
fournir aucune explication ; il lui dit seulement qu'il avait entendu une
merveilleuse musique. Il était pâle et amaigri, mais grâce aux soins
attentionnés de sa mère, il retrouva bientôt sa belle silhouette. Et ils purent
vivre heureux.
Le Bâton de Marche féerique
Un fermier était en train de
rassembler ses moutons sur le Cwmllan quand il entendit des pleurs. En règle
générale, seuls les êtres humains pleurent bruyamment et comme le fermier
n'avait vu aucun humain dans les parages, il en fut fort étonné. Il fit donc
quelques pas dans la direction d'où provenaient ces sanglots. Tout d'abord, il
ne vit rien qui puisse les provoquer, mais un instant après, il découvrit une
toute petite jeune fille sur une corniche étroite surplombant le grand précipice
qui sanglotait à fendre l'âme. Il se porta à son secours et parvînt au prix de
grandes difficultés à la tirer de cette mauvaise passe. Il ne l'avait pas
plutôt déposée en lieu sûr qu'un petit vieillard fit son apparition.
- Je te remercie, dit-il, pour la
bonté que tu viens de témoigner à ma fille. Accepte ceci en souvenir de ton
geste désintéressé, et il tendit au fermier un bâton de marche.
Le fermier le prit. Juste au moment
où il s'en saisit, la minuscule petite jeune fille et le petit vieillard
disparurent. L'année suivante, chacune des brebis de son troupeau mit bas deux
agnelles et cela dura plusieurs années. Ses troupeaux durant tout ce temps
semblèrent singulièrement à l'écart de tout incident, de toute maladie. Les
voleurs de moutons voyaient tous leurs plans échouer quand ils essayaient de
s'en prendre à eux, les oiseaux de proie ne s'aventuraient plus à essayer de
crever les yeux des agneaux et même lorsqu'une épidémie s'abattait sur les
autres troupeaux, les siens étaient épargnés. Un hiver, ils furent ensevelis
sous une avalanche ; il fallut creuser pour les en sortir. Quand ils en
émergèrent, ils parurent plutôt en meilleure forme qu'auparavant et leur laine
fut plus belle et plus abondante que celle de tous les autres moutons de la
région.
Le fermier devînt riche et fit de
nombreux envieux. Un soir, peu de temps après que le troupeau eut été emporté
par l'avalanche de l'hiver, le fermier s'était rendu dans un village un peu
éloigné afin d'y échanger son coq bleu contre un noir combattant qui avait
remporté tous ses combats. Il était déjà tard quand le fermier décida de
rentrer à la maison et une violente tempête s'annonçait. Le vent hurlait, la
pluie se mit à tomber à seaux et le pays se trouva plongé dans une épouvantable
obscurité. Sur le chemin du retour, le fermier devait traverser une petite
rivière sur des pierres émergeantes. En arrivant à cet endroit, la rivière
était sortie de son lit. Par la force de son courant, elle balayait tout ce qui
entravait son passage. Comme il sondait les pierres avec le bâton de marche que
lui avait confié le petit vieillard, celui-ci lui échappa et fut aussitôt
emporté par le torrent furieux. Il s'en fallut de peu qu'il ne fut emporté
avec. Il regagna sa maison et dès qu'il fit jour, il partit à la recherche de
son bâton. Et aussi pour constater les dégâts que la tempête avait occasionnés.
Il découvrit alors que presque la totalité de son troupeau avait été emportée
par les flots. Sa chance avait tourné et sa richesse disparut comme elle était
venue… avec le bâton de marche.
Le Puits de Grace
Au sud-est du lac Glasfryn, dans la
paroisse de Llangybi, on peut trouver un puits qui porte le nom de Ffynnon
Grassi ou Puits de Grace. Dans les temps d'avant le temps, c'était un puits
féerique sur lequel veillait Grassi. Sa tâche consistait à le maintenir
couvert, sauf quand on y puisait de l'eau. Un soir, elle oublia de le couvrir
et l'eau s'en échappa. Elle coula beaucoup, continuellement, mais si
silencieusement que les Fairies ne s'en rendirent pas compte. Elle finit par
atteindre l'un des anneaux où ils dansaient et le submergea.
Quand ils s'en aperçurent, ils
arrêtèrent l'inondation, pas assez tôt cependant pour éviter la formation du
lac Glasfryn. Quand elle vit le résultat de sa négligence, Grassi, rongée par
les remords, se mit à arpenter en long et en large ce morceau de terre que l'on
appelle de nos jours Cae'r Ladi, "le Champ de la Dame," en se tordant
les mains, en pleurant et en gémissant. Les Fairies s'emparèrent d'elle et la
transformèrent en cygne. Sous cet aspect, elle hanta pendant cent-vingt ans le
lac dû à son étourderie. A l'issue de cette période, les Fairies lui permirent
de reprendre sa forme humaine.
Parfois, il arrive que l'on voie
vers les deux heures du matin, certaines nuits de l'année, une longue dame aux
formes irréprochables et aux grands yeux brillants, portant une longue robe de
soie blanche et une coiffe de velours blanc, arpentant en long et en large la
partie haute du Cae'r Ladi. Elle pleure et elle se lamente. Si ce n'est pas
Grassi, qui est-ce donc alors ?
Le Retour de Dai Sion
Dai Sion, le fils du cordonnier qui
habitait près de Pencader, dans le Carmarthenshire, mit par hasard le pied dans
un cercle féerique sur la montagne et se sentit irrésistiblement contraint à
danser. Il pensa ne faire que quelques pas, juste histoire de se dégourdir les
jambes, puis sauta promptement hors du cercle et reprit le chemin qui le
ramenait chez lui. Il n'avait pas marché bien longtemps quand il s'arrêta
stupéfait. Où se trouvait-il ? Tout avait changé. A la place des terres
incultes, il voyait des champs labourés. Des maisons s'élevaient là où les coqs
de bruyère s'envolaient en l'entendant s'approcher. Là où son père avait
construit sa minuscule cabane en torchis, s'élevait maintenant une belle maison
de pierres.
- Ah, se dit Dai, voilà encore un
mauvais coup des Fairies ; ils cherchent à me faire prendre des vessies pour
des lanternes ; ça ne fait pas dix minutes que j'ai mis un pied dans ce cercle
et personne en un si court laps de temps n'a pu construire une vraie maison à
mon père.
Pensant alors qu'il était toujours
sous le charme, il considéra que tout ce qu'il observait était imaginaire et
sans substance, et se dépêcha de regagner le domicile paternel. Une haie d'aubépine
barrait le sentier qu'il connaissait depuis sa plus tendre enfance. Il se
frotta les yeux, puis posa sa main sur la haie pour vérifier que c'était une
illusion. L'épine qui pénétra dans son doigt le convainquit que la barrière
était bien réelle.
- Ce n'est pas une haie féerique,
en tous cas, se dit-il, et à en juger par l'âge de ses épines, elle n'a pas
poussé là en quelques minutes.
Il l'escalada et continua. Il entra
dans la cour de la ferme, tout semblait si étrange qu'il se fit l'effet d'être
un intrus. Un énorme chien bondit sur lui en aboyant furieusement.
- Tango, Tango, dit Dai, bien que
tu aies grossi et changé de couleur, tu ne me reconnais donc pas ?
La brute n'en aboya que davantage.
- A tous les coups, se dit-il,
j'ai perdu mon chemin et je me retrouve dans une paroisse que je ne connais
pas. Mais non, c'est bien le Gareg Hir que je vois là-bas !
Planté sur ses jambes, il se mit à
contempler la pierre levée qui se dressait sur la montagne au sud de Pencader
et qui commémorait quelque ancienne bataille. Pendant qu'il s'attardait à la
regarder ainsi, il entendit des pas derrière lui. Il se retourna et vit
l'occupant de la maison de pierres qui était sorti, alerté par les aboiements
de son chien. Les vêtements de Dai étaient si déguenillés et il était si pâle
que le cœur du fermier gallois s'en émut :
- Qui êtes-vous, mon pauvre homme
? demanda-t-il.
- Je sais qui j'étais, lui
répondit Dai, mais maintenant, je ne sais plus qui je suis. J'étais le fils du
cordonnier qui habitait encore ici ce matin.
- Mon pauvre garçon, lui dit le
fermier, vous n'avez plus toute votre raison. Cette maison a été construite par
mon arrière-grand-père, réparée par mon père et personne d'autre que ma famille
n'a jamais vécu ici. Quel était donc le nom de votre père ?
- Sion Ifan y Crydd, répondit-il.
- Je n'ai jamais entendu parler
de lui, dit le fermier en secouant la tête.
- Eh bien, je ne sais plus quoi
faire avec tout ça, dit Dai. En tous cas, je reconnais très bien la pierre
dressée. Il y a à peine une heure, j'étais encore en train de dénicher un
faucon juste à côté.
- Mais où êtes-vous allé entre
temps ? demanda le fermier.
- J'ai mis le pied dans un anneau
féerique sur la montagne, j'ai fait un tour de danse et j'en suis ressorti.
- Ah, vous êtes allé avec les
Fairies ? dit le fermier. La vieille Catti Sion à Pencader est celle qui en
sait le plus sur les Fairies par ici. On va aller la trouver. Elle sera
sûrement capable de nous donner quelques explications. Mais rentrez un instant.
Je vais vous donner à manger avant qu'on y aille.
Après que Dai se fut restauré,
l'homme l'invita à le suivre et lui ouvrit le chemin. En entendant le bruit des
pas qui derrière lui s'affaiblissait de plus en plus, il se retourna et vit
avec horreur Dai Sion qui en quelques secondes se désagrégea. Bientôt il ne
resta plus de lui qu'un dé à coudre de cendres noires.
Un peu plus tard, le fermier alla
trouver la vieille
Catti. Il se rendit au misérable taudis dans lequel elle
vivait et frappa à la
porte. Comme on ne lui répondait pas, il entra et appela :
- Catti Sion, Catti Sion, où
êtes-vous ?
Un mince filet de voix lui répondit
en chevrotant :
- Je suis dans mon lit.
Le fermier se retourna et vit une
épaisse barricade d'ajoncs, si étroitement entassés qu'ils dissimulaient le
lit.
- Qu'est-ce que c'est que tous
ses ajoncs, Catti ? demanda le fermier.
- C'est à cause des Fairies, dit
Catti. Ils ne veulent plus me laisser tranquille. Si je suis debout, ils
s'assoient sur la table et me font des grimaces. Ils font tourner mon lait et renversent
mon thé. Avant que je ne mette ces ajoncs, ils ne me laissaient même pas me
reposer dans mon lit. Mais ils ne peuvent pas passer au travers de ça, ça les
pique un bon coup et comme ça je peux enfin me reposer un peu.
- C'est une excellente idée,
Catti, dit le fermier, mais dites-moi, vous souvenez-vous d'un homme nommé Sion
Ifan y Crydd ? Est-ce que ce nom-là vous dit quelque chose ?
- Eh bien, dit Catti, j'ai un
vague souvenir d'avoir entendu mon grand-père raconter que le fils Sion
disparut un matin et que plus jamais par la suite on a entendu parler de lui.
On prétendait qu'il avait été enlevé par les Fairies. La petite maison des Sion
se trouvait quelque part près de chez vous.
Le Séjour d’Elidyr à Fairyland
Dans cette région de croix,
d'églises en ruines et de conglomérats rocheux, de caers et de tumuli, de
cromlechs et de camps, que l'on surnomme parfois Dewisland, vivait autrefois un
jeune garçon appelé Elidyr que ses parents souhaitaient voir devenir prêtre.
Pour cette raison, ils l'envoyaient tous les jours auprès des moines de
Saint-David afin qu'il y apprenne à lire et à écrire, mais ce petit garnement
préférait de loin le cerceau et la balle à la fréquentation des livres. Tout ce
qui lui rentrait par une oreille, lui ressortait par l'autre. C'était un
véritable cancre. Ses professeurs appliquant le principe de Salomon selon
lequel "Qui ménage la trique hait son fils, mais qui l'aime bien, le
châtie bien," démontraient leur affection pour leur élève en respectant ce
conseil avisé. Ils avaient d'abord commencé par le corriger légèrement et de
temps en temps, mais Elidyr ne progressant pas, il ne se passa bientôt plus une
leçon sans qu'il ne reçoive le châtiment. Les coups de fouet se firent plus
fréquents et également plus sévères jusqu'à ce qu'Elidyr décide de ne pas
prolonger son séjour parmi eux.
Un jour donc, il avait douze ans,
il s'enfuit. Il baguenauda à droite et à gauche et plus avant il allait, plus
heureux il était. Comme il se doutait qu'on allait se mettre à sa recherche, il
se mit rapidement en quête d'une cache, mais il dut chercher un bon moment car
il ne trouvait aucun endroit où il put se sentir en sécurité. Il arriva enfin
au bord d'une rivière. Dans la berge creusée, il trouva une jolie cachette dans
laquelle aucun de ses poursuivants ne songeraient à chercher un fugitif. Il se
glissa en rampant à l'intérieur et y dormit toute la nuit aussi profondément
que le meilleur élève fatigué par l'apprentissage des leçons.
Le lendemain, il commença à
déchanter : si sa cachette lui permettait d'échapper avec quelque gloriole aux
livres et aux châtiments corporels, elle présentait cependant quelques
désavantages : le principal étant qu'il n'avait ni à boire ni à manger, ce qui
n'est pas rien quand on est un garçon en pleine croissance doté d'un solide
appétit. Il était coincé là sans pouvoir rien faire car lorsqu'il avait passé
la tête par dessus le bord de la berge, il avait vu des hommes et des femmes
qui partout battaient la campagne à le rechercher. Il avait de plus en plus
faim et oh la la, comme le temps s'écoulait lentement ! Ce fut la plus longue
journée qu'Elidyr eut jamais connue. Le soleil se traînait misérablement dans
le ciel et il semblait qu'il s'écoulerait des siècles avant qu'il n'enfonce son
disque rouge dans les eaux de la baie de Saint-Bride. Ce ne fut pourtant pas
mieux quand le soleil eut disparu : la nuit est en effet pis que la journée
quand vous ne pouvez pas dormir et il est difficile de compter des moutons
quand vous avez l'estomac vide. A chaque fois qu'il se réveillait, il avait de
plus en plus faim, de sorte qu'en son for intérieur il décida qu'il allait
rentrer chez lui dès que la lumière du jour éclairerait suffisamment son
chemin. Mieux valait deux raclées - car il savait bien que son père ne lui
ferait pas plus de cadeau que les moines - que ce loup qui lui dévorait les
entrailles. Quand les ombres de la nuit commencèrent à s'estomper, il s'apprêta
à lever le camp quand à son extrême surprise, il découvrit deux tout petits
hommes qui l'observaient et qui lui dirent :
- Suis-nous. Nous allons
t'emmener dans un pays où il n'est qu'amusement et enchantement.
Sa faim s'évanouit instantanément
et comme sa faim avait disparu, son envie de retourner vers ses leçons
tellement détestées et les coups de fouets disparut également. Il ne se fit
donc pas prier pour accompagner les petits hommes. Ils s'enfilèrent d'abord
dans une galerie souterraine plongée dans l'obscurité qui déboucha bientôt sur
une contrée merveilleuse parsemée de ruisseaux aux ondes limpides, de prairies
luxuriantes et de collines boisées. Les deux petits hommes conduisirent Elidyr
à un palais magnifique.
- Quel est cet endroit ? demanda
le vaurien.
- C'est le palais du roi de
Faery, répondirent ses guides.
Ils y entrèrent tous trois et y
trouvèrent le roi assis sur son trône splendide, entourés de ses courtisans
vêtus de robes magnifiques. Le roi demanda à Elidyr qui il était et d'où il
venait. Elidyr le lui dit. Le roi lui dit alors :
- Tu te mettras aux ordres de mon
fils.
Le roi le congédia d'un signe de
main et le fils du roi, qui était à peu près du même âge qu'Elidyr, l'entraîna
dehors. Alors commença pour Elidyr une période de suprême bonheur. Il
accompagnait le fils du roi partout et participait à tous les jeux et à tous
les amusements des petits hommes. Ils étaient petits de taille mais ne
ressemblaient en rien à des Nains difformes car leurs membres étaient
parfaitement proportionnés. Ils avaient belle allure et leur chevelure longue
et épaisse retombait sur leurs épaules comme celle des femmes. Ils montaient de
petits chevaux pas plus hauts que des lévriers et jamais ils ne mangeaient de
viande ou de poisson : ils se nourrissaient exclusivement de lait parfumé au
safran. Ils ne promettaient jamais rien et ne mentaient jamais, car s'il était
une chose au monde qu'ils détestaient, c'était le mensonge. Ils se moquaient de
l'espèce humaine qui passait son temps en luttes, en extravagances, en vanité,
en inconstance, en duperies et en mensonges. Ils ne croyaient en rien, à moins
que l'on ne puisse dire qu'ils étaient adorateurs de la Vérité. Le pays qu'ils
habitaient était très beau, mais il présentait une particularité. Le soleil
jamais n'y brillait et un plafond de nuages toujours couvrait le ciel, de sorte
que les journées étaient sombres et que les nuits étaient noires comme dans un
four car ni la lune, ni les étoiles n'apportaient un peu de leur clarté.
Après quelques temps, Elidyr
commença à s'ennuyer de sa mère. Il demanda l'autorisation de retourner lui
rendre visite. Le roi la lui accorda. Les deux petits hommes qui l'avaient
amené au royaume de Faery le reconduisirent par le tunnel et lorsqu'il eut
retrouvé la terre du dessus, ils l'accompagnèrent jusqu'à la petite maison de
sa mère en le maintenant invisible. Vous pouvez aisément imaginer quelle fut la
joie de sa mère en le revoyant, car elle le croyait mort. Elle le bombarda de
questions : il dut tout lui raconter, y compris comment il était revenu. Elle
le supplia de rester près d'elle, mais comme il avait donné sa parole de
retourner, il dut bientôt repartir, après avoir fait promettre à sa mère de ne
pas révéler l'endroit où il était ni avec qui. Après cette première visite, il
revînt souvent la voir, en empruntant parfois la route par laquelle il était
revenu la première fois, parfois en passant ailleurs. Les premières fois, il ne
lui était pas permis d'aller seul, mais parce qu'il avait toujours respecté sa
parole, il eut bientôt l'autorisation d'effectuer ces visites sans être
accompagné.
Un jour qu'Elidyr était auprès de
sa mère, il lui parla des lourdes balles jaunes avec lesquelles ils jouaient,
le fils du roi et lui. Sa mère pensa qu'elles devaient être en or. Elle lui dit
:
- Apporte m'en une la prochaine
fois.
- Ce ne serait pas bien ! dit le
garçon.
- Où serait le mal, demanda sa
mère.
- J'ai promis de ne jamais rien
emporter sur la terre, répondit Elidyr.
- Oh ! Parmi les centaines de
balles que possède le fils du roi, il ne lui en manquerait qu'une, argua la
mère, et son fils à contrecœur accepta.
Quelques jours plus tard, quand il
estima que personne ne le voyait, il ramassa l'une des balles d'or et prit la
direction de la maison de sa mère, en marchant tout d'abord lentement, puis en
accélérant le pas à mesure qu'il se rapprochait de l'air pur. Au moment où il
atteignait l'extrémité du passage souterrain, il crut entendre un petit
piétinement derrière lui. Il se mit à courir. Il regarda derrière. Il vit deux
petits hommes qui le poursuivaient. Ils avaient des airs sinistres. Il accéléra
l'allure et fonça tête baissée. Les petits hommes le talonnaient, mais Elidyr
conserva son avance et atteignit enfin la maisonnette. Quand
il en franchit le seuil, il trébucha et s'affala. La balle d'or lui échappa des
mains et roula jusqu'aux pieds de sa mère. A cet instant, les deux petits
hommes sautèrent par dessus Elidyr à plat-ventre, s'emparèrent de la balle et
se précipitèrent par la porte pour s'enfuir. En passant devant le garçon, ils
lui crachèrent au visage en criant :
- Voleur, traître, hypocrite ! Et
autres injures.
En proie au chagrin et à la honte,
il se rendit tristement à l'endroit de la berge où se trouvait l'entrée du
passage souterrain, déterminé à retourner au pays des petits hommes pour leur
dire à quel point il était désolé d'avoir suivi le mauvais conseil de sa mère.
Il n'y trouva nulle trace d'une quelconque ouverture. Alors jour après jour, il
se mit à chercher mais il ne retrouva jamais l'accès à cette fabuleuse contrée.
Aussi, un jour, il se rendit au monastère pour essayer d'y oublier dans la
dévotion à quel point le pays féerique lui manquait. Le moment venu, il devînt
moine. L'histoire de son séjour à Fairyland se répandit peu à peu. Les gens
venaient le voir et lui posaient des questions sur cette contrée. Jamais il ne
pouvait évoquer cette période heureuse de sa vie au pays des petits hommes sans
laisser couler une larme.
Quand Elidyr fut devenu vieux,
David, le second évêque de Saint-David, vînt un jour lui rendre visite au
monastère. Il l'interrogea sur les coutumes et les habitudes des petits hommes.
Mais ce qui l'intéressait particulièrement était de savoir quelle langue ils
parlaient. Elidyr lui rapporta quelques-uns de leurs mots. Quand ils voulaient
de l'eau, ils disaient : "Udor udorum," et s'ils voulaient du sel,
ils disaient : "Halgei udorum." L'évêque n'ignorait pas qu'en grec,
l'eau se dit udor et le sel alge. Il découvrit ainsi que la langue des Fairies
est extrêmement proche du grec ancien.
Les Iles vertes de l’Océan
Les habitants du Pembrokeshire,
pendant très longtemps, se demandèrent où les Fairies, les Enfants de Rhys des
Profondeurs comme on les appelle de la Petite Angleterre
au Pays de Galles, vivaient. Ils fréquentaient régulièrement les marchés à Milford
Haven et ailleurs. Ils faisaient leurs achats sans dire un mot, posaient leur
argent et s'en allaient, laissant toujours le compte exact qu'ils semblaient
connaître par avance puisqu'ils ne demandaient jamais un prix. Un certain
Gruffydd ab Einion avait coutume de leur fournir plus de blé que quiconque et
il y avait un boucher à Milford Haven chez lequel ils s'approvisionnaient
exclusivement. Aux yeux ordinaires, ils demeuraient invisibles, mais il
existait quelques personnes au regard aiguisé qui possédaient le pouvoir de les
déceler sur les marchés. Personne cependant ne les voyait venir ou partir et
c'était avec une grande curiosité qu'on se demandait où ils résidaient, car
même les Fairies doivent bien vivre quelque part.
Un jour, Gruffydd ab Einion se
promenait du côté du cimetière de Saint David, quand il découvrit des îles
assez éloignées des côtes à un endroit où il n'avait jamais vu de terres
auparavant.
- Ah ! se dit-il, voici donc les
Iles vertes de l'Océan, Gwerddonau Llion, ces fameuses îles que les poètes ont
tant chantées. Je vais aller y voir de plus près.
Il commença à descendre vers le
rivage pour mieux les voir, mais les îles disparurent. Il remonta à l'endroit
où il avait pu les observer ; il put à nouveau les voir distinctement avec
leurs petites maisons dispersées ici et là au milieu des vertes prairies.
Gruffydd était un homme très perspicace. Il coupa de l'herbe à l'endroit où il
pouvait observer les îles et l'emmena avec lui dans un bateau. Il se mit debout
dessus et largua les voiles. Peu de temps après, il accosta sur l'une des îles.
Les Fairies l'accueillirent chaleureusement et après lui avoir montré toutes
les merveilles de leur lieu de séjour, ils le renvoyèrent chargé de cadeaux. Il
dut cependant leur laisser l'herbe enchantée, mais ils lui indiquèrent un
passage souterrain par lequel il pourrait venir leur rendre visite. Son amitié
pour les Enfants de Rhys des Profondeurs se perpétua aussi longtemps qu'il
vécut et l'or qu'ils lui donnaient en fit l'homme le plus riche du Pays de
Galles occidental.
Mésaventures de trois Paysans
Trois hommes en revenant un jour de
la foire de Beddgelert connurent de bien curieuses aventures. L'un d'eux tenait
la ferme de Gilwern. Sur le chemin qui le remmenait chez lui, il s'en vînt à
croiser la Famille Juste
qui dansait. Il s'arrêta pour les regarder des heures durant. La musique était
si mélodieuse qu'il était sûr que même au ciel, il n'en entendrait pas de
pareille. Mais à force de l'écouter, il perdit le sens des réalités et
s'approcha. Trop près ! Quand il s'aperçut de sa présence, le Petit Peuple lui
jeta une sorte de poudre dans les yeux. Pendant qu'il se les frottait, ils
disparurent et ainsi jamais plus il ne les revit, ni ne les entendit.
Voici ce qui arriva au
second, le fermier de Fridd. Il tomba également par hasard sur un groupe de
Fairies qui festoyaient. Pendant qu'il les regardait, il s'endormit. Et pendant
qu'il dormait, ils l'attachèrent de façon si étroite qu'il ne put plus bouger,
pas même le petit doigt. Ensuite ils le couvrirent d'un voile de gaze, de sorte
que s'il avait appelé à l'aide, personne n'aurait pu le voir. Comme il ne
rentrait pas, sa famille partit à sa recherche. En vain. La nuit suivante, les
Fairies revinrent le libérer. Après une nuit et une journée entière de sommeil,
il sortit rapidement de sa torpeur. Mais il n'avait plus aucune idée de
l'endroit où il se trouvait. Il erra un moment sur les versants du Gader et
près du Gors Fawr. Le coq se mit à chanter. Alors tout lui revînt. Il reconnut
les lieux. Il était à moins d'un quart de mille de chez lui.
Le troisième était le fermier de
Drws y Coed. Il rentrait chez lui en suivant l'ancienne route de crête du
Gader. Lorsqu'il eut presque atteint le sommet, il découvrit une jolie petite
maisonnette dans laquelle se faisait un joyeux remue-ménage. Il savait très
bien qu'il n'y avait aucun bâtiment de cette sorte sur sa route et il se dit
qu'il avait dû se tromper de route, qu'il s'était égaré. Il décida donc d'aller
frapper à la porte de la maison pour demander qu'on l'héberge pour la nuit. Sa demande fut
immédiatement acceptée. Lorsqu'il entra, il pensa qu'on faisait là un banquet
de mariage (neithior), tant il y avait de gaieté, de chants et de danses. La
maison était remplie de jeunes gens, de femmes, d'enfants, tous s'agitant aussi
joyeusement que possible. Il se passa un moment, puis les gens, les uns après
les autres, commencèrent à se retirer. Il demanda s’il pouvait aller se
coucher. On le conduisit dans une belle chambre à coucher. Là, il trouva un lit
bien moelleux, habillé de parures blanches comme neige. Il se dévêtit,
s'allongea et s'endormit. Il dormit comme un loir jusqu'au matin. Quand il
ouvrit les yeux, il s'aperçut qu'il avait dormi au bord du marais, avec une
liasse de joncs pour oreiller et le ciel bleu pour couverture.
Le Mot de Passe féerique
Un jour, un valet de ferme était
allongé par terre près des rochers de Ynys Geinon pour guetter de sa cachette
si quelque lapin retord ne se prenait pas dans ses filets. Il vit alors un
petit homme s'approcher de la concrétion rocheuse. Lorsqu'il prononça un
étrange petit mot, une porte s'entrouvrit dans la muraille. Il y rentra
et la porte se referma derrière lui. Dai se demanda ce qui se passerait s'il
prononçait le petit mot qu'il venait d'entendre. Il tenta donc l'expérience :
la porte s'ouvrit devant lui, il pénétra dans le rocher. Mais il ne parvînt pas
à refermer la porte derrière lui. Quand il se rendit compte qu'elle pesait au
moins trois ou quatre tonnes, il vit qu'il ne pouvait rien faire. A cet
instant, un petit homme arriva en courant en criant à Dai :
- Ferme la porte, ferme la porte
les chandelles vont s'éteindre avec le courant d'air.
Sur ces mots, il prononça un second
curieux petit mot, et la porte se referma toute seule. C'est alors qu'il
remarqua la présence de l'intrus. Il rameuta ses compagnons. Ils s'amusèrent
quelque peu au détriment de Dai, mais comme celui-ci était rouge de confusion
et plutôt beau garçon, ils le traitèrent avec bienveillance. Il s'aperçut alors
qu'il y avait de nombreuses galeries souterraines qui partaient dans toutes les
directions : elles pouvaient rejoindre les grottes de Tan yr Ogof, près du
château de Craig y Nos, les grottes d'Ystrad Fellte, le Garn Goch et beaucoup
d'autres endroits. Il apprit encore un grand nombre de choses sur leurs
habitudes : ces Fairies étaient de fieffés voleurs, chapardant à longueur de
temps du lait, du beurre et du fromage dans les laiteries des fermes. Après
être resté avec eux près de deux ans, ils le laissèrent repartir. Ils lui
remirent un plein chapeau de guinées car ils disposaient d'une grande réserve
d'or.
Quand il fut de retour à la ferme,
il raconta à son patron tout ce qu'il avait vécu. Il aurait mieux fait de
garder tout ça pour lui. Son maître estima que c'était vraiment grand dommage
que tant d'or ne serve à rien. Il se rendit sur place et ouvrit la porte des
rochers grâce au mot de passe que Dai lui avait confié. Il emporta alors assez
de guinées, de demi-guinées et de petite monnaie pour pouvoir remplir son
saloir. Mais il se montra trop gourmand : lorsqu'il retourna à la caverne pour
y aller chercher encore davantage d'argent, les Fairies le découvrirent et il ne
revînt plus jamais. Quand Dai vînt le chercher, il trouva ses quatre membres
accrochés sur la porte de pierre. Il en fut si effrayé qu'il n'essaya plus
jamais de réemployer le mot de passe, ni ne le confia plus à personne. C'est
ainsi que ce tout petit mot disparut à tout jamais, et c'est bien dommage.
Un Chien féerique
En revenant de l'église de Pentre
Voelas, la bonne épouse de Hafod y Gareg trouva un petit chien qui gisait à
même le sol dans un triste état d'épuisement. Elle le recueillit avec tendresse
et le ramena chez elle dans son tablier. Elle faisait cela en partie parce
qu'elle était d'une nature généreuse et avait bon cœur et en partie par
crainte, car elle se souvenait de ce qui était arrivé à la cousine de Bryn
Heilyn. Celle-ci avait croisé sur sa route un étrange petit chien et l'avait
traité avec brutalité. Les Fairies étaient venus la trouver alors qu'elle
emmenait un glasdwr qui est du babeurre dilué dans de l'eau, aux foins. Ils
s'étaient emparés d'elle et lui avaient demandé si elle préférait voyager
au-dessus du vent, dans le vent ou sous le vent. Elle aurait dû choisir la
solution moyenne, qui lui aurait procuré un voyage agréable dans les airs à une
altitude raisonnable, à égale distance des nuages et du sol. La course avec les
vents d'altitude est une aventure vertigineuse et terrifiante dans le mince
éther qui sépare les mondes, et ce fut bien qu'elle ne l'eut pas choisie. Mais
l'option qui retînt son choix, c'est à dire de demeurer sous le vent était
presque aussi mauvaise.
Elle fut traînée dans des marécages
bourbeux et dans des prairies boueuses, eût à traverser des ronces et des
églantiers, jusqu'à ce que tous ses vêtements fussent en lambeaux. Elle fut
reconduite chez elle griffée et saignant de partout. La bonne épouse de Hafod y
Gareg n'était aucunement tentée par semblable excursion. Elle fit dans le
placard un gentil petit lit douillet au chien féerique et lui donna de quoi
satisfaire sa faim. Le lendemain, un groupe de Fairies vînt à la ferme pour
prendre de ses nouvelles. Elle leur dit qu'il était en bonne santé et qu'elle
serait enchantée s'ils voulaient le reprendre. Pour la remercier de sa
gentillesse, ils lui demandèrent si elle préférait un enclos pour ses vaches
qui soit propre ou sale. Elle se dit que l'on ne peut pas avoir un tel enclos
propre à moins que de n'avoir que très peu de bêtes. Elle donna donc la réponse
juste : un enclos sale. Elle découvrit alors que pour chaque vache qu'elle
avait eue auparavant, elle en avait deux maintenant, et leur lait faisait le
meilleur beurre de toute la contrée.
Un Emprunt féerique
Les Fairies avaient la fâcheuse
habitude d'emprunter toujours quelque chose à une vieille femme d'Hafod Rugog.
Ils avaient toujours besoin de son padell et de son gradell. Le gradell est une
sorte de moule rond en fer dans lequel on dispose la pâte ; le padell est un
couvercle. Cette méthode de cuisson donne de l'excellent pain. Pour la
dédommager, ils lui laissaient de l'argent ou un pain la nuit dans un coin de
sa cuisine. Un jour, elle se rendit à son tas de tourbe pour y prendre du
combustible pour son feu. Une des petites femmes s'approcha d'elle et lui
demanda si elle pouvait lui emprunter sa troell bach, son rouet pour tisser du
lin :
- Je suis fatiguée d'avoir
toujours à vous prêter quelque chose, dit la vieille femme qui ce jour là était
de mauvaise humeur. Vous aurez ce que vous voulez si vous m'accordez deux
choses : d'abord, que la première chose que je touche devant la porte se casse
; ensuite que la première chose que je touche quand je serai à l'intérieur de
la maison s'allonge de cinquante centimètres.
La raison pour laquelle la vieille
coquine avait fait cette demande était qu'elle avait dans le mur près de sa
porte une pierre débordante, une carreg afael, comme on dit et qu'elle voulait
s'en débarrasser ; et d'autre part, elle possédait un morceau de flanelle dont
elle voulait se faire gilet mais auquel il manquait cinquante centimètres. La
petite femme promit d'exaucer ses deux souhaits et put ainsi prendre le rouet.
La vieille femme chargea son fardeau de tourbe sur son dos et se dirigea vers
sa porte. En arrivant devant, elle dérapa sur une pierre et se foula presque la cheville. Elle
voulut se la frotter mais son articulation se brisa et elle tomba tête la
première, sur le nez. En rampant, elle réussit à se traîner à l'intérieur de la maison. Elle frotta
son nez meurtri et immédiatement, il s'allongea de cinquante centimètres.
Une autre Substitution
Il y a bien, bien longtemps, au
cours d'un été humide, froid et orageux, un bébé naquit à Dyffryn Mymbyr, près
de Capel Curig. L'exploitation était si éloignée des églises des environs et la
pluie ayant rendu les chemins si impraticables que les parents ne firent pas
baptiser le nourrisson, attendant un temps plus clément et des chemins plus carrossables.
Le temps de la fenaison arriva. Les quelques jours où il fit beau, toute la
famille partit bien sûr travailler aux champs pour essayer de sauver les foins.
Personne n'en fut dispensé pour emmener le bébé au prêtre. Il ne restait à la
maison que les vieilles femmes qui se déplaçaient avec une canne. Les autres
jours, il plut et personne ne mît le nez dehors.
Après une semaine de grosses
averses continuelles, il y eut enfin une vraiment belle journée. Tous ceux qui
pouvaient tenir un râteau s'en allèrent dans les champs pour retourner le foin
détrempé et noircissant afin qu'il sèche au soleil et au vent. On laissa le
bébé à la maison, endormi dans son berceau à la garde de sa grand-mère qui
était si âgée et si faible que ce n'était qu'avec peine qu'elle pouvait se
déplacer d'un bout à l'autre de la maison. Elle s'assit dans sa grande chaise
paillée à côté du feu et sous la bienveillante influence de la chaleur qui
émanait de la tourbe qui se consumait, elle commença à sentir ses paupières
s'alourdir, elle se mit à somnoler et s'endormit bientôt, le menton sur la poitrine. Pendant
qu'elle dormait d'un sommeil paisible, une bande de Fairies s'introduisit dans la maison. Ils
s'emparèrent du nourrisson qui n'avait pas été baptisé et mirent à sa place,
dans le berceau, l'un de leurs enfants geignards, flétris, ronchons. A peine y
fut-il qu'il se mit à pleurnicher et à brailler. Ce bruit réveilla la mamie qui
dormait. Elle se traîna en boitillant jusqu'au berceau, et au lieu du bébé tout
rond et gracieux qu'on y avait laissé, elle découvrit une petite chose
maigrichonne et ridée, avec un visage de vieillard, trépignant et hurlant aussi
fort que ses poumons le lui permettaient.
- C'est une substitution, se
dit-elle alors. L'Ancienne Famille nous a rendu visite pendant que je dormais.
Elle prit la corne qui servait à
rameuter pour le déjeuner et souffla dedans pour rappeler la mère. Celle-ci
revînt en toute hâte. Lorsqu'elle entendit les braillements, elle ne prit même
pas la peine de demander à la grand-mère pourquoi celle-ci l'avait rappelée.
Elle se dirigea tout droit vers le berceau et en sortit son petit occupant sans
même le regarder. Elle l'étreignit, le berça doucement, lui chanta une
berceuse, mais rien n'y fit. Il continuait à hurler à vous briser le cœur et
elle ne savait plus quoi inventer pour le calmer. Enfin, elle finit par le
regarder. Elle vit immédiatement qu'il ne s'agissait pas de son adorable petit
garçon. Elle le regarda mieux et sa laideur la rendit presque malade. Elle
renonça à chercher à le calmer et le remit dans le berceau, le laissant hurler
autant qu'il le voulait.
- Ce n'est pas mon bébé,
dit-elle.
- Non, ce n'est pas lui du tout,
renchérit la
grand-mère. Je me suis assoupie quelques instants et les
Fairies ont dû en profiter pour enlever ton bébé et mettre à sa place ce gamin
insupportable.
Toute la maisonnée était maintenant
revenue des foins. Elle teint, pleine d'angoisse, un véritable conseil de
famille. On décida finalement que le père devait s'en aller trouver le prêtre
de Trawsfynydd - il n'y avait en effet personne de qualifié dans ce domaine qui
résidât plus près - pour lui demander ce qu'il convenait de faire. Le
lendemain, le père partit d'un pas lourd, fort content cependant de s'éloigner
des cris perçants du petit monstre qui n'avaient pas cessé un seul instant
depuis qu'il était entré à Dyffryn Mymbyr. Le prêtre tout d'abord marqua
quelque réticence à le conseiller estimant que les parents n'avaient que ce
qu'ils méritaient puisqu'ils avaient négligé de faire baptiser le nourrisson :
un enfant qui n'a pas eu le baptême, dit-il, est pratiquement assuré de
connaître une substitution de la part des Fairies. Le père se justifia ; le
prêtre finit par s'apaiser et conseilla ainsi le pauvre homme :
- Il y a bien des manières de se
débarrasser d'une substitution féerique. L'une d'elle consiste à le laisser
toute la nuit dans son berceau sous un chêne. De nombreuses mères ont pu ainsi
récupérer leurs bébés. Une autre possibilité serait de jeter l'enfant de
substitution dans une rivière ou dans un lac. J'ai connu autrefois un couple de
Corwen qui avait eu des jumeaux. Les Fairies les leur volèrent et mirent à la
place deux de leurs rejetons. La mère les emmena sur un pont de bois et les
laissa tomber dans le courant de la rivière. Avant qu'ils aient eu atteint la surface
de l'eau, les vieux Elfes aux pantalons bleus s'en étaient saisi et lorsque la
femme regagna sa maison, elle retrouva ses enfants qui l'y attendaient. Je sais
aussi qu'on peut se débarrasser de ces substitutions en leur jetant du fer.
Mais je crois que la meilleure solution est la suivante : prenez une pelle,
recouvrez-la de sel et dessinez-y le signe de croix. Puis amenez la pelle dans
la pièce où se trouve l'enfant de substitution, ouvrez la fenêtre et mettez la
pelle sur le feu jusqu'à ce que le sel soit consumé. A ce moment-là, vous
récupérerez votre enfant.
Dès qu'il fut rentré, le père fit
point par point tout ce que le prêtre lui avait conseillé. Quand la pelle fut
placée sur le foyer, l'enfant de substitution cessa soudainement de brailler.
Et, le temps que le sel soit chaud, il était parti sans qu'on l'ait vu. La
porte était ouverte, et là, étendu sur le seuil, ils retrouvèrent le bébé,
indemne.
Une Aventure dans le grand Marais
Un jeune joueur de harpe de Bala
avait été invité à se produire à un mariage dans une ferme près d'Yspytty Ifan.
Lorsque la joyeuse compagnie décida de se séparer, tard dans la nuit, il prit
le chemin du retour, comme les autres, à la différence près qu'il avait une
route beaucoup plus longue à parcourir. Lorsqu'il fut dans la montagne, une
épaisse brume tomba et il s'égara. Il erra de droite et de gauche en essayant
de retrouver son sentier quand il posa le pied par inadvertance dans le Gors
Fawr, "le grand marais." Le sol perfide oscilla un instant à son
contact, puis céda. La boue douceâtre lui emprisonna les chevilles ; il sentit
alors qu'il s'enfonçait de plus en plus profondément. Il tenta bien de se
rétablir en prenant appui sur sa harpe, mais cela ne réussit qu'à enfoncer
profondément le cher instrument dans le marais. Quant à lui, il continuait à
s'enliser toujours davantage.
Dans un ultime effort, il projeta
désespérément son corps en avant. La surface dure céda et se creusa sous son
poids. Il parvînt à agripper une touffe d'herbe sur le rebord, mais ne fit que
l'arracher. Il n'avait pas de prise. Chaque effort supplémentaire pour s'en
sortir ne servait qu'à l'enfoncer davantage. La vase visqueuse et gargouillante
l'aspirait vers le fond, vers le fond, vers le fond, alors fou d'angoisse, il
pencha la tête en arrière et se mit à pousser un ultime hurlement sauvage. Son
cri mourait quand le brouillard brusquement se dissipa.
Un petit homme se tenait sur le
bord du marais. Il jeta une corde au joueur de harpe qui, au prix d'un grand
effort, réussit à la passer sous ses bras. Le petit homme tira et tira et
progressivement le hissa hors de la bourbe. Il l'emmena à une maison resplendissante
de lumières, dans laquelle on chantait, on dansait, on faisait la fête.
On donna au joueur de harpe de fins
et légers vêtements, et après qu'il eut bu une flasque d'un délicieux hydromel,
il s'était si bien remis de la frayeur de sa chute dans le marais qu'il se
joignit à la fête qui se poursuivait. Il y avait là une petite dame que les
autres appelaient Olwen. C'était la plus jolie petite dame que le joueur de
harpe ait jamais vue et de loin la meilleure danseuse. Il dansa avec elle des
heures durant. Un seul nuage troublait sa tranquillité d'esprit : c'était de
songer que cette harpe qu'il aimait tant fut restée dans l'obscurité visqueuse
du Gors. Quand la compagnie se retira pour prendre du repos, on lui proposa un
lit aussi douillet que le plus douillet des duvets. Au comble de l'enchantement,
il atteignait véritablement le paradis.
Mais le lendemain matin, ce ne fut
pas un baiser d'Olwen qui le réveilla, mais le chien de berger de Plas Drain
qui lui léchait la bouche : il était allongé contre le mur d'un parc à moutons
et il n'y avait plus trace nulle part de la maison dans laquelle il avait passé
une nuit aussi mémorable. Ses vêtements étaient encroûtés par la boue du marais
et sa harpe, dans un bouquet de joncs à ses pieds, ne valait guère mieux.
Ce que vît Marged Rolant
Marged Rolant eut un jour à faire
face à une expérience terrible, mais par chance elle s'en sortit indemne. Elle
se rendait de chez elle dans le Breconshire à une foire d'embauche à Rhaiadr
Gwy. Elle fut abordée par un gentleman à l'allure noble, entièrement vêtu de
noir. Celui-ci lui demanda si elle voulait devenir la nourrice de ses enfants.
Marged dit qu'elle aimait beaucoup les enfants et demanda quels gages on lui
verserait. La somme que proposa l'étranger était tellement plus élevée que le
salaire versé habituellement à une nourrice dans cette partie du pays que
Marged sauta sur l'occasion qui lui était offerte ; le marché fut aussitôt
conclu. L'étranger dit qu'il aimerait rentrer chez lui immédiatement ; il alla
chercher un cheval noir comme du charbon. Marged eut à se bander les yeux ; dès
que ce fut fait, elle monta derrière l'étranger et ils chevauchèrent à bonne
allure. Après un moment, le cheval s'arrêta et l'étranger en descendit ; il
aida Marged à en faire autant et lui fit faire, les yeux toujours bandés, un
bon bout de chemin. Le mouchoir lui fut alors retiré et elle découvrit qu'elle
était dans un endroit superbe, illuminé par plus de cierges qu'elle ne pouvait
en compter.
Beaucoup de dames d'apparence noble
et de gentlemen s'y promenaient et un grand nombre de petits enfants, beaux
comme des anges, se précipitèrent vers elle. Les enfants furent confiés à sa
garde et son employeur lui donna une boîte d'onguent qu'elle devait leur passer
sur les paupières. En même temps, il lui donna l'ordre strict de se laver les
mains aussitôt qu'elle avait passé l'onguent et en aucun cas, de s'en passer ne
serait ce qu'une infime goutte sur ses propres yeux. Marged suivit ces
recommandations à la lettre et durant quelques temps, elle fut très heureuse.
Elle pensait pourtant parfois que c'était étrange que cette maisonnée dut
toujours vivre à la lumière des cierges et elle s'étonnait aussi que aussi
grand et somptueux que fut ce palais, de si jolies dames et de si grands
messieurs ne le quittassent jamais. Mais c'était comme ça. Personne ne sortait
sauf son maître. Un matin, elle se dit qu'elle aimerait voir ce qui se
produirait si elle se mettait une minuscule, une infime goutte d'onguent au
coin de l'œil. Aussitôt, grâce à la vision de ce coin de son œil, elle se vit
encerclée de flammes effrayantes. Les dames et les gentilshommes ressemblaient
à des démons et les beaux petits enfants à des Lutins hideux. Bien qu'avec le
restant de ses yeux, elle put voir toutes choses comme avant, elle ne pouvait
s'empêcher d'avoir excessivement peur, mais elle eut suffisamment de présence
d'esprit pour n'en rien laisser paraître. Pourtant, elle saisit la première
occasion pour demander à son maître de retourner voir son père et sa mère. Il
lui dit qu'elle pouvait s'en aller à condition qu'elle eut à nouveau les yeux
bandés. Avec son agrément, un mouchoir fut à nouveau noué sur ses yeux ; elle
monta à nouveau sur un cheval noir comme le charbon et fut bientôt déposée près
de chez elle. Elle dormit avec une Bible sous son oreiller toutes les nuits qui
suivirent, et il s'écoula beaucoup d'eau sous les ponts avant qu'elle ne
retourne à une foire d'embauche.
La Vache égarée
Dans un coin perdu des hautes
terres, derrière Aberdovey se trouve un petit lac qu'on appelle Llyn Barfog ou
lac du Barbu (Lake of the Bearded One). Ses eaux sont noires et mornes ; on n'y
voit jamais un poisson et seuls les corbeaux le survolent. Il y a bien
longtemps, les parages de ce lac recevaient la visite d'une bande de Fées
(elfin ladies). On pouvait parfois les voir au crépuscule, les soirs d'été,
entièrement habillées de vert, en compagnie de leurs chiens et de belles vaches
laitières blanches. Mais personne n'avait eu la chance de les apercevoir
autrement que très furtivement jusqu'à ce qu'un vieux paysan de Dyssyrnant,
dans la vallée voisine de Dyffryn Gwyn, eut la bonne aubaine de capturer l'une
des Gwartheg y Llyn, une de ces fameuses vaches du lac qui s'était amourachée
du bétail de son troupeau. Du jour où il eut cette vache des Fées, sa fortune
fut assurée. On n'avait jamais vu une vache comme ça, ni de tels veaux, ni du
lait de cette qualité ou du beurre ou du fromage et la renommée de la Fuwch Gyfeiliorn,
la Vache Egarée,
se répandit dans tout cette partie centrale du Pays de Galles qu'on surnomme
Rhwng y Ddwy Afon, la Mésopotamie entre le cours de la Mawddach et celui de la Dovey. Le paysan qui
avant cela était pauvre, devînt le très riche propriétaire d'immenses
troupeaux, un vrai patriarche des montagnes.
Tant de richesses lui montèrent à la tête. Craignant
que la vache des Fées ne devienne trop vieille pour rester rentable, il se dit
qu'il valait mieux l'engraisser pour la vendre au marché. Même quand elle fut
grasse, elle demeura une vache exceptionnelle comme jamais il n'en avait
existé. Le jour où elle devait être abattue arriva : les voisins vinrent de
toutes parts pour assister à sa mise à mort. La vache fut entravée. Pas la
moindre commisération ne fut accordée à son plaintif mugissement ou à son
regard suppliant. Le paysan comptait l'argent que lui avait rapporté cette
vente et le boucher armait son bras droit pour abattre le coup fatal. Au moment
où le gourdin allait tomber, un cri perçant réveilla les échos des collines et
fit vibrer le ciel. Le bras du boucher resta suspendu dans les airs, paralysé,
et le gourdin lui tomba des mains. Les badauds stupéfaits se tournèrent dans la
direction d'où provenait le cri et découvrirent une silhouette féminine, toute
vêtue de vert, les bras levés, qui se tenait sur l'une des roches escarpées
surplombant Llyn Barfog. Ils l'entendirent qui appelait, d'une voix sourde
comme un grondement du tonnerre :
- Venez ici, approchez, toi
Einion la Jaune, Cornes errantes, la Multicolore du Lac, et Dodyn l'Ecornée,
Levez-vous, nous rentrons.
A peine ces paroles avaient-elles
retenti que la vache des Fées et toute sa progéniture jusqu'à la troisième et
même la quatrième génération prirent la fuite en direction du lac. Aussitôt
remis de sa stupeur, le paysan bondit sur ses pieds et se mit à courir
derrière. Quand essoufflé et pantelant, il atteignit le sommet d'une éminence
qui dominait le lac, il vit la
Dame Fée, avancer au milieu de ses vaches et de ses veaux et
s'enfoncer tranquillement au beau milieu du lac. Ils disparurent sous la
surface sombre et il ne resta bientôt plus que les fleurs jaunes des nénuphars
à l'endroit où ils avaient disparu. Le fermier retomba dans la pauvreté. Et bien peu
furent ceux qui eurent pitié de celui qui avait fait preuve de tant
d'ingratitude en voulant tuer sa bienfaitrice.
Le Retour de Robin
Robin Meredydd vivait près de Pant
Sion Siencyn, dans le Carmarthenshire. Un matin qu'il se rendait au champ -
très tôt, un beau matin d'été - il entendit un petit oiseau qui chantait très
joliment dans un arbre en bordure du chemin. Sensible à ces trilles
enchanteresses, il s'assit sous l'arbre et écouta l'oiseau jusqu'à ce que
celui-ci s'arrête. Puis il se releva et regarda autour de lui. Il fut stupéfait
par ce qu'il voyait. L'arbre vert et plein de vie sous lequel il s'était assis
était maintenant flétri et perdait son écorce. Il retourna à sa ferme. Ses murs
en étaient couverts de lierre et sur le perron se tenait un vieil homme qu'il
n'avait jamais vu auparavant.
- Qu'est-ce que vous faites là ?
demanda Robin.
- Voilà une bonne question, dit
le vieil homme, sur un ton acerbe. Qui êtes-vous donc pour oser venir
m'insulter jusque dans ma propre maison ?
- Dans votre propre maison ?
répéta Robin.
- Oui, certainement, dit le vieil
homme. Mais comment vous appelez-vous ?
- Je m'appelle Robin Meredydd, et
cela fait quelques minutes à peine que je suis sorti d'ici. Je me suis juste
assis sous l'arbre là-bas pour écouter un petit oiseau chanter.
- Mon cher Robin, est-ce bien toi
? s'écria le vieil homme. J'ai souvent entendu mon grand-père, ton père, se
désoler de ton absence. On t'a longtemps cherché, et le vieux Siwan, de Pant y
Ceubren, disait que tu étais tombé sous le pouvoir des Fairies et que tu ne
serais pas libéré avant que la dernière sève de ce sycomore soit desséchée.
Entre, mon cher oncle, je suis ton neveu.
Le vieil homme prit Robin par la
main, mais Robin tomba en poussière sur le seuil.
Llyn Cwm Llwch
Au pied de Pen y Fan, le pic le
plus haut du Signal de Brecon, il y a un lac qu'on appelle Llyn Cwm Llwch.
Celui-ci est surplombé par des parois abruptes où nichent des corbeaux
croassants, les seuls oiseaux qui s'aventurent à proximité des eaux sombres du
lac. Dans d'autres temps, il y avait une porte dans l'une de ces roches : elle
s'ouvrait une fois par an, le premier mai, sur un passage qui conduisait au
centre du lac sur une petite île. Cette île était cependant invisible du
rivage. Ceux qui empruntaient ce passage secret le premier jour de mai étaient
très chaleureusement reçus par les Fairies qui résidaient sur l'île et dont la
beauté égalait la courtoisie dont ils faisaient preuve envers leurs hôtes. Ils
leur proposaient des fruits exquis et de la musique merveilleuse et leur
révélaient une partie de leur avenir. Ils les accueillaient à la seule
condition qu'ils n'emportent aucun des produits de l'île car celle-ci était
sacrée. Il arriva cependant lors d'une de ces visites annuelles qu'un mauvais
visiteur, au moment où il allait quitter l'île, glisse une fleur dans sa poche.
Ce vol ne lui porta pas chance : dès qu'il posa le pied sur le sol profane, il
perdit la raison et resta simple d'esprit jusqu'à la fin de ses jours. A ce
moment-là, les Fairies passèrent sur cette incartade. Ils renvoyèrent le reste
de leurs hôtes avec leur habituelle courtoisie et la porte fut refermée comme
d'habitude. Mais leur ressentiment grandit. Ceux qui vinrent leur rendre visite
le premier mai de l'année suivante ne retrouvèrent pas la porte, et jamais plus
depuis ce jour, on ne la retrouva.
Quelques centaines d'années plus
tard, les habitants du voisinage décidèrent de vider le lac pour voir si les
Fairies n'y avaient pas abandonné quelque trésor au fond. Un jour, ils
arrivèrent en grand nombre au bord du lac. Ils avaient des bêches et des
pioches et se mirent au travail avec une telle ardeur que quelques heures après
seulement, ils avaient creusé une tranchée de trente mètres de profondeur. On
peut encore en voir les restes. Ils arrivèrent enfin si près du lac qu'il
semblait qu'il ne manquât plus qu'un coup de pioche pour rompre la rive et
libérer l'eau. Au moment où ce coup allait être porté, au moment où la pioche
était déjà levée pour achever l'ouvrage, un éclair de lumière figea le geste en
signe d'avertissement. Le ciel s'assombrit, le tonnerre se mit à rouler
bruyamment dans la montagne, éveillant mille échos, et tous les ouvriers du
chantier se précipitèrent hors de la tranchée et se réfugièrent épouvantés sur le
bord du lac. Au moment où le grondement de tonnerre mourait, on vit une sorte
de remous à la surface de l'eau et le centre du lac se mit à bouillonner
violemment. De ce tourbillon en ébullition, émergea une silhouette d'une taille
gigantesque dont les cheveux et la barbe pouvaient atteindre trois mètres de
long. Presque à moitié sorti de l'eau, il s'adressa aux ouvriers :
- Si vous troublez mon repos,
Soyez sûrs que j'inonderai la Vallée de l'Usk, Et que je commencerai par
Brecon. Il conclut par ces mots : "Rappelez-vous du chat," puis il
disparut dans un enfer de coups de tonnerre et d'éclairs.
Quand la stupeur et la crainte se
furent un peu estompées, les gens commencèrent à parler de ce qu'ils venaient
de voir. Ils comprenaient parfaitement le sens de l'avertissement, mais ils
demeuraient passablement perplexes devant l'allusion au chat qui ne leur
évoquait strictement rien. A ce moment-là, un vieil homme, Thomas Sion
Rhydderch, se détacha du groupe et se mettant face aux autres leur dit qu'il
pouvait leur apporter une explication.
- Quand j'étais encore un jeune
garçon, expliqua-t-il, j'allais garder des moutons sur la montagne là-bas. Une
femme qui avait un chat particulièrement pénible me demanda de l'emmener avec
moi un matin pour que je le noie dans ce lac. Quand j'arrivais ici, je
décrochais ma jarretelle et avec j'accrochais une grosse pierre au cou du chat.
Puis je balançais le tout à l'eau. Le chat bien évidemment coula aussitôt. Le
lendemain, j'allais à la pêche en bateau sur le Llyn Syfaddon. Qu'est-ce que je
vois flotter au milieu du lac ? Le bon sang de chat que j'avais noyé dans le
Llyn Cwm Llwch, avec ma jarretelle autour du corps ! J'en fus épouvanté, parce
que voyez-vous, ces deux lacs sont distants de plusieurs milles et qu'il n'y a
aucun bras d'eau qui aille de l'un à l'autre. Je n'avais encore jamais raconté
ça à personne.
Ils en conclurent qu'il devait
exister une mystérieuse communication entre Llyn Syfaddon et Llyn Cwm Llwch. Et
bien que ce dernier fut plus petit, s'ils persistaient à vouloir le vider, le
grand lac se porterait au secours de son jeune parent et pour venger la
blessure infligée, déverserait son gigantesque corps d'eau sur la totalité du
pays voisin. En conséquence, ils s'éloignèrent de la tranchée qu'ils avaient
creusée et rentrèrent chez eux.
Lowri Dafydd gagne une Bourse d’Or
Lowri Dafydd venait d'arriver à
Hafodydd Brithion pour soigner une femme quand un homme d'une belle prestance
sur un splendide cheval gris se présenta au galop devant la porte et dit d'une
voix claironnante :
- Est-ce que Lowri Dafydd se
trouve ici ?
- Oui, monsieur, répondit Lowri
timidement.
- Alors venez avec moi
immédiatement, dit l'homme à la belle prestance.
- Mais je dois d'abord donner des
soins ici, protesta Lowri.
- Venez avec moi immédiatement,
répéta l'homme à la belle prestance.
Il prononça ses paroles sur un tel
ton que Lowri n'osa pas refuser. Elle monta derrière lui et ils filèrent comme
un vol d'hirondelles à travers Cwmllan, descendirent vers Nant yr Aran et
franchirent le Gader à Cwm Hafod Ruffydd avant que la pauvre femme ait eu le
temps de dire "Ouf !" Lorsqu'ils firent halte à Cwm Hafod Ruffydd,
Lowri eut devant les yeux une magnifique demeure, brillant de plus de lumières
qu'elle n'en avait jamais vues. Ils pénétrèrent dans une cour intérieure. Un
grand nombre de domestiques, en merveilleuses livrées se précipitèrent
au-devant d'eux.
- Menez-là à la chambre, dit
l'homme à la belle prestance.
Lowri traversa une grande salle et
fut introduite dans une chambre surpassant en luxe et en munificence tout ce
qu'elle avait jamais rêvé et là on la laissa seule en présence d'une dame
alitée. Lowri la soigna avec son habituel savoir-faire et demeura à son chevet
jusqu'à ce que la dame ait complètement recouvré la santé. Alors commença
l'épisode le plus agréable de la vie de Lowri. Il y eut des réjouissance jour
et nuit, on dansait, on chantait, on banquetait constamment. Elle fut très
triste lorsqu'arriva le moment où il lui fallut songer à repartir. L'homme à la
belle prestance lui remit une grosse bourse pesant bon poids en lui ordonnant
de ne pas l'ouvrir avant d'être chez elle. Il ordonna encore à l'un de ses
domestiques de la raccompagner.
Ils prirent le chemin par lequel elle était venue. Quand elle
arriva chez elle, elle ouvrit la bourse et découvrit avec un immense plaisir
que celle-ci était pleine d'or. Ce gain lui permit de vivre heureuse tout le
reste de son existence.
Musique enchanteresse
Il y avait autrefois à Clynnog
Fawr, en Arfon un moine très pieux dont le seul plaisir consistait dans le
service de Dieu ; jour et nuit, il était en méditation. Un soir, il se
promenait plongé dans ses pensées dans un petit bois à proximité du monastère
et suivait un ruisseau qui courait et se fracassait bruyamment sur les pierres
dans sa hâte de rejoindre la
mer. Soudain un oiseau se mit à chanter. Sa mélodie était la
plus douce et la plus harmonieuse que l'homme de Dieu eut jamais entendue. Il
s'arrêta pour l'écouter et l'écouta jusqu'à ce que l'oiseau mette un terme à
ses trilles envoûtantes. Alors il quitta le petit bois et regarda autour de
lui. Le monastère était toujours identique à ce qu'il avait connu, mais tout ce
qui l'entourait était différent. Il rentra au monastère. Le visage de tous les
moines lui était étranger et pas un ne le reconnut. Les frères firent un cercle
autour de lui : il leur dit qu'il avait écouté quelques instants le chant d'un
oiseau dans le petit bois. Il leur demanda de le conduire à une cellule car il
souhaitait prier. Cela fut fait. Quelques temps après, un frère vînt pour voir
s'il avait besoin de quelque chose. La cellule était vide ; à l'intérieur, il
ne trouva qu'une poignée de cendres. On fit des recherches dans les livres du
monastère. On découvrit qu'une centaine d'années plus tôt un frère avait quitté
le monastère et n'y était jamais revenu. Depuis ce jour, les arbres au milieu
desquels il avait écouté la musique enchanteresse portent le nom de Bois du
Ciel.
Owen s'en va faire sa Cour
Owen, un garçon de ferme de Nannau,
se rendait à Dol y Clochydd pour voir sa bonne amie qui était laitière. La nuit
était très sombre et Owen se perdit. Après avoir marché un bon moment, il tomba
dans le lac Llyn Cynnwch. Il ne savait pas nager ; l'eau l'engloutit et il
coula, coula, coula. En coulant, ses idées s'éclaircirent et il trouva que le
fait de s'enfoncer dans les eaux n'était après tout pas aussi déplaisant qu'il
aurait pu s'y attendre. Il respirait aussi bien qu'en plein air et plus il
descendait plus les eaux devenaient transparentes. Finalement il posa le pied
sur le fond plat du lac. Il fut alors surpris de découvrir un beau paysage avec
de vertes prairies, des haies fleuries et des arbres feuillus. Tout à coup, un
vieillard grassouillet et court sur pattes s'approcha de lui et lui demanda
d'où il venait. Owen lui expliqua qu'il était tombé dans le lac en se rendant
auprès de Siwsi, sa bien-aimée.
- Soyez le bienvenu, dit le vieil
homme courtaud et rondouillard.
Il l'emmena jusqu'à un beau manoir
où se trouvait un grand nombre de personnes qui faisaient la fête et
s'adonnaient à toutes sorte de divertissements et de folâtreries. Après qu'il y
eut passé une heure ou deux, il s'approcha du gros petit vieillard et lui dit :
- Seriez-vous assez aimable,
monsieur, pour m'indiquer le chemin qui mène à Dol y Clochydd ? Je suis
vraiment très en retard et j'ai bien peur que Siwsi ne m'attende pas et aille
se coucher si je ne me dépêche pas.
Son hôte essaya de le convaincre de
rester, mais Owen était pressé de partir : finalement, il eut gain de cause. Le
petit vieillard obèse lui fit suivre un chemin qui menait tout droit en dessous
de la pierre de cheminée de Dol y Clochydd. La pierre se souleva d'elle-même
quand Owen se présenta devant elle et il se retrouva dans la cuisine. Siwsi
était assise devant le feu et pleurait à cause de lui. Elle eut terriblement
peur en le voyant apparaître et il eut un mal fou à lui prouver qu'il n'était
pas un fantôme ; car bien qu'il eut cru qu'il n'avait qu'une ou deux heures de
retard, il avait disparu pendant plus d'un mois.
Pennard Castle
Le château de Pennard, Pennard
Castle, à Gower, n'est plus maintenant qu'un bout de muraille à moitié enfoui
dans les dunes. Autrefois, c'était un château fort qui appartenait à un
redoutable guerrier. Il lui avait été ordonné de se porter au secours d'un chef
de Gwynedd, et sa bravoure et son sens de la guerre avaient pesé leur poids
dans son affrontement contre les ennemis du nord gallois. En récompense, il
avait reçu la main de la très belle fille du chef et lors de son retour à Gower
une grande fête fut donnée pour célébrer à la fois sa victoire et son mariage.
Vers minuit, la sentinelle qui arpentait le chemin de ronde entendit une
étrange musique qui provenait de l'endroit couvert d'herbes au centre de la
cour du château. Elle s'arrêta et sentit monter en elle une crainte qu'elle ne
pouvait expliquer. Le soldat appela le portier ; lui aussi, en écoutant
attentivement, entendit les sons.
La nuit était très claire, bien
illuminée par le clair de lune : les deux hommes s'approchèrent du carré
d'herbe et virent une troupe de Fairies dansant à la musique de petites harpes.
Ils se précipitèrent dans la salle du banquet et dirent au seigneur que les
Fairies se divertissaient à l'intérieur du château. Celui-ci, très énervé par
le vin, ordonna à ses soldats de les en chasser. Alors quelqu'un dit :
- Fais attention ! Si tu attaques
les Fairies, cela te détruira.
La colère du seigneur redoubla :
- Qui dois-je craindre le plus,
dit-il, les hommes ou les esprits ?
Il se leva d'un bond et courut à
l'endroit baigné par le clair de lune en brandissant sauvagement son épée. Mais
il brassa l'air en vain. Alors qu'il agitait inutilement son arme en tous sens,
une voix caverneuse lui jeta ce sort :
- Puisque tu as, sans raison,
menacé de ta violence notre innocent divertissement, tu te retrouveras sans
château et sans fête.
Alors que cette sentence venait à
peine d'être prononcée, un nuage de sable s'abattit en tournoyant sur les
murailles. La tempête de sable s'épaissit rapidement jusqu'à ce que les murs et
les tours fussent ensevelis. Cette nuit-là une montagne de sable avait traversé
la mer d'Irlande.
Pourquoi la Porte principale de Deunant est
derrière
Les bêtes d'un troupeau de vaches
du fermier de Deunant, à côté d'Aberdaron, étaient gravement atteintes par une
épidémie de "short disease," que l'on connaît en Angleterre sous le
nom de black quarter ou quart noir et en France sous celui d'anthrax. Il pensa
tout naturellement qu'elles étaient ensorcelées. La vieille Beti Bridges
qui n'était pas au-dessus de tous soupçons - on disait d'elle qu'elle avait
gagné sa vie en volant des bébés pour les Fairies - était passée à Deunant
quand on était en train de plumer les oies et en avait sollicité une qu'on lui
avait refusée. Le fermier en déduisit qu'elle se vengeait en s'en prenant à son
bétail. Il se rendit donc chez la vieille Beti et lui dit qu'il lui attacherait les
mains et les pieds et la jetterait dans la rivière si elle ne levait pas le
sortilège. Elle protesta violemment qu'elle ne possédait aucun pouvoir magique
et récita sans erreur son Notre Père pour prouver sa bonne foi. Le fermier
n'était pas absolument convaincu même après cela et lui fit dire :
- Rhad Duw ar y da, Que Dieu
bénisse le bétail.
Normalement si on dit cela
au-dessus d'animaux ensorcelés, ils guérissent. Mais le troupeau du fermier ne
s'en porta pas mieux après cette invocation et il se trouva à court d'idée.
Un soir avant d'aller se coucher,
il fit quelques pas dehors en réfléchissant à son problème.
- Je n'arrive pas à comprendre
pourquoi le bétail ne va pas mieux, se dit-il à haute voix.
- Je vais te le dire, dit une
petite voix grinçante à côté de lui.
Le fermier se tourna dans la
direction de la voix et aperçut un petit bonhomme minuscule qui le regardait
d'un air très fâché.
- C'est, poursuivit le petit
homme, parce que votre famille fait énormément de torts à la mienne.
- Comment cela ? demanda le
fermier, surpris et intrigué.
- Ils jettent toujours les eaux
usées de votre maison dans la cheminée de la mienne, dit le petit homme.
- Ce n'est pas possible, protesta
le fermier, il n'y a pas une maison à moins d'un mille d'ici.
- Posez votre pied sur le mien,
dit le petit étranger, et vous verrez bien que ce que je dis est vrai.
Le fermier complaisant, posa son
pied sur le pied de l'autre, et il put clairement voir que toutes les eaux
sales jetées hors de chez lui tombaient dans la cheminée de la maison de
l'autre qui se trouvait loin en dessous dans une rue qu'il n'avait jamais vue
auparavant. Immédiatement il retira son pied de sur celui de l'autre : il n'y
avait plus aucun signe de la présence d'une maison ou d'une cheminée.
- Eh bien, en effet, je suis
vraiment très désolé, dit le fermier. Que puis-je faire pour réparer les torts
que ma famille vous cause ?
Le minuscule petit homme accepta
les excuses du fermier. Il lui dit :
- Vous feriez mieux de murer la
porte qui se trouve de ce côté-ci et d'en faire une de l'autre côté. Si vous
faisiez cela, vos eaux sales ne seraient plus une nuisance pour ma famille et
pour moi-même.
Ayant dit cela, il disparut dans le
crépuscule du soir. Le fermier fit cela et son bétail recouvra la santé. Par la suite, il
devînt un homme très riche et personne dans tout Lleyn n'eut un si bel élevage.
A moins qu'il l'ait abattue pour en construire une nouvelle, vous pourrez voir
sa maison avec la porte de devant qui se trouve derrière.
Rhys et Llewelyn
Deux valets, Rhys et Llewelyn, qui
rentraient par une soirée agréable à la ferme de Llwyn y Ffynnon, s'en
revenaient de la montagne où ils étaient allés chercher de la tourbe. Ils
traversaient un bois quand Rhys dit soudain :
- Arrête-toi. Ecoute cette
musique enchanteresse : c'est un air sur lequel j'ai dansé des centaines de
fois et je ne peux plus lui résister. Il faut que je trouve les musiciens, j'ai
tellement envie de danser. Si tu ne veux pas t'arrêter, tu n'as qu'à continuer.
Va manger, je te retrouverai là-bas.
- De la musique et de la danse ?
Sûrement ! répondit Llywelyn. Je n'entends rien, et pour cause ! Allez viens,
viens, ça n'a pas de sens, rentrons à la maison.
Il pouvait bien se passer de
souffler sur son porridge pour le faire refroidir, celui qui attendait à Llwyn
y Ffynnon, car Rhys s'enfonça entre les arbres laissant Llywelyn continuer sa
route tout seul. En marchant, l'idée lui vînt que tout ce que Rhys lui avait
raconté à propos de musique pouvait n'être qu'un bon prétexte pour aller à la
taverne qui se trouvait cinq milles plus loin. Quand il fut rentré, il avala
son souper et se retira pour se reposer dans le grenier de l'écurie sans inquiétude
pour son compagnon. Il ne s'inquiéta pas davantage quand il se réveilla au
milieu de la nuit et vit qu'il était seul ; il se disait que sous l'influence
de la bière, Rhys était probablement en train de faire la cour et rentrerait
sur le matin comme il l'avait souvent fait avant. Quand le matin arriva
cependant, Rhys n'était toujours pas rentré, et quand le maître l'interrogea,
Llywelyn répondit qu'il était brusquement sorti la nuit passée, probablement
pour aller à la
taverne. Comme cette journée-là, il y avait beaucoup de
travail, on envoya quelqu'un à la taverne pour qu'il ramène Rhys, mais celui-ci
revînt en disant que Rhys n'y avait pas mis les pieds. Bientôt, le maître jugea
plus avisé d'interroger Llywelyn plus sérieusement aussi lui demanda-t-il à quelle
occasion et pourquoi Rhys l'avait quitté. Llywelyn reconnut qu'en traversant le
bois, Rhys avait soudainement entendu de la musique et l'avait laissé, lui
avait-il dit, pour aller danser.
- Et toi, as-tu entendu de la
musique ? s'enquit le maître.
Quand Llywelyn lui eut répondu que
non, l'explication de la disparition de son camarade fut considérée comme très
peu convaincante. On organisa une battue pour rechercher Rhys, mais on ne
trouva aucune trace de lui. Il n'y avait pas eu de bal champêtre dans toute la
campagne environnante et pas un air de musique n'avait été entendu par
quiconque. On en vînt peu à peu à soupçonner Llywelyn. On supposait qu'il
s'était pris de querelle avec Rhys sur le chemin de retour et l'avait tué. Il
fut arrêté et emprisonné. Il protesta de son innocence, mais comme il ne
pouvait pas donner d'explication satisfaisante sur la disparition de son
camarade, à part que en entendant de la musique que personne n'avait entendu,
celui-ci était brusquement parti pour danser une danse qui n'avait jamais été
jouée, il fut par tous considéré comme coupable. Il devait rester en prison
jusqu'à ce qu'on retrouve le cadavre.
Les choses demeurèrent ainsi
pendant près d'un an. Jusqu'au jour où un nouveau venu dans le voisinage qui
avait quelques pratiques des façons de faire et des habitudes des Fairies,
suggéra que le valet soupçonné et un groupe de voisins devaient se rendre à
l'endroit où Llywelyn et Rhys s'étaient séparés. L'idée fut retenue. Ils s'y
rendirent et se retrouvèrent devant un cercle de Fées.
- C'est là l'endroit précis, dit
Llywelyn. Et silence ! J'entends de la musique, j'entends des harpes."
Ils écoutèrent tous, mais
n'entendirent rien et le dirent à Llewelyn.
- Pose ton pied sur le mien,
David, dit Llywelyn, dont le pied était maintenant sur le bord extérieur de
l'anneau féerique.
David posa son pied sur celui de
Llywelyn. Et tous l'imitèrent, l'un après l'autre. Et alors ils entendirent un
concert de harpes et découvrirent dans le cercle, une ribambelle de petits
bonshommes qui s'amusaient à qui mieux mieux. Ils faisaient une ronde endiablée
autour du cercle et au milieu d'eux, battant des jambes avec le meilleur
d'entre eux, se trouvait Rhys. Comme il s'était approché en virevoltant,
Llywelyn l'attrapa par le capuchon de sa blouse et le tira hors du cercle en
faisant très attention de ne pas franchir le bord de l'anneau.
- Laisse-moi finir ma danse, dit
Rhys. Je ne me suis jamais autant amusé et je n'y suis pourtant resté que cinq
minutes. Laisse-moi retourner danser.
- Cinq minutes ! s'écria Llywelyn
furieux. Tu es resté là assez longtemps pour que je sois presque pendu par ta
faute. On m'a accusé de t'avoir assassiné ; tu dois m'innocenter. Allez, viens,
tu dois répondre par toi-même et rendre compte de ta conduite.
Il le retînt de force. Mais à
toutes les questions qui lui furent posées, il ne put seulement répondre qu'il
avait dansé à peu près cinq minutes. A propos des gens avec lesquels il était,
il ne put rien en dire à part qu'ils dansaient formidablement bien. Il n'en
connaissait aucun, dit-il. Il n'avait ni mangé, ni bu, ni dormi et il portait
les mêmes vêtements que quand il avait disparu. Il devînt triste, maussade et
silencieux ; il se coucha et peu de temps après, il mourut.
Saint Collen et le Roi de Faery
Saint Collen était si affligé
devant la méchanceté du monde qu'il se réfugia sur la montagne et se fit une
cellule sous une roche creuse dans un endroit éloigné et isolé. Un jour qu'il
était dans sa cellule, il entendit deux hommes parler de Gwyn ab Nudd ; ils
disaient que celui-ci était le roi d’Annwm et des Fairies. Coolen sortit la
tête de sa cellule et leur dit :
- Retenez votre langue et vite !
Ce ne sont que des démons !
- Tiens ta langue toi-même,
dirent-ils, tu vas recevoir un blâme de sa part.
Et Collen se renferma dans sa
cellule. Peu de temps après, quelqu'un frappa à sa porte et une voix demanda
s'il était là. Collen dit alors :
- Oui, je suis là. Qui me demande
?
- Je suis un messager, envoyé par
Gwyn ab Nudd, roi d’Annwm et des Fairies, pour t'inviter à venir parler avec
lui au sommet de la colline à midi.
Mais Collen ne s'y rendit pas. Le
lendemain, le même messager revînt et demanda à Collen de se rendre à
l'invitation du roi au sommet de la colline à midi. Mais Collen ne s'y rendit
pas. Le troisième jour, le même messager revînt et demanda à Collen d'aller
parler avec le roi au sommet de la colline à midi.
- Et si tu n'y viens pas, Collen,
il t'arrivera le pire.
Alors Collen, prenant peur, se
leva, prépara de l'eau bénite, la transvasa dans une fiole qu'il accrocha à sa
ceinture et se rendit au sommet de la colline. Quand il y arriva, il découvrit le plus
beau château qu'il eut jamais contemplé ; et tout autour, une grande agitation,
de nombreux ménestrels jouant toutes sortes de musiques avec toutes sortes
d'instruments, les plus fringantes montures du monde chevauchées par des jeunes
gens, des jeunes filles soignées, alertes, le pied vif et gracieux dans la
fleur de l'âge, et toute la munificence que l'on trouve à la cour d'un grand
roi. Un homme d'une grande courtoisie le pria d'entrer dans le château lui
disant que le roi l'attendait pour manger. Collen entra dans le château et y
trouva le roi siégeant sur un fauteuil tout en or. Le roi l'accueillit avec
beaucoup de déférence et l'invita à passer à table, lui assurant qu'en plus de
ce qu'il voyait, il pouvait encore avoir les mets les plus fins et les plus
délicats que l'on puisse désirer et qu'ils seraient accompagnés de toutes les
boissons et de tous les alcools qu'il demanderait, qu'on le servirait avec
empressement et avec un grand déploiement de courtoisie, qu'il assisterait à
d'honorables divertissements, qu'il recevrait des cadeaux de qualité et qu'on
lui montrerait tout le respect et tous les égards dus à un homme d'une telle
sagesse.
- Je ne mangerai pas, dit Collen.
- As-tu déjà vu des hommes aussi
bien équipés que ceux qui sont en rouge et bleu ? demanda le roi.
- Leur équipement est assez bon,
dit Collen, pour un équipement de la sorte.
- Quelle sorte d'équipement
est-ce ? demanda le roi.
Collen dit alors :
- Le rouge d'un côté signifie
chaleur et le bleu de l'autre, signifie froideur.
A ces mots, Collen se saisit de sa
fiole et leur aspergea la tête d'eau bénite, après quoi ils disparurent de
sorte qu'il ne demeura ni château, ni troupes, ni garçons, ni filles, ni
musique, ni chants joyeux, ni chevaux, ni jeunes gens, ni banquet : rien que la
verte colline.
Sili go Dwt
A Nant Corfan, dans Cwm Tafolog,
dans le Montgomeryshire, vivait autrefois une pauvre veuve avec un enfant en
très bas âge.
" Car celui qui a, on lui
donnera, et celui qui n'a pas, même ce qu'il croit avoir, lui sera
enlevé."
C'était le cas pour la pauvre
veuve. La Gwylliaid
Cochion, la bande des Bandits Rouges de Mawddwy, envoya
quelques-uns de ses membres chez elle ; ils s'introduisirent par la cheminée
bien qu'elle y eut mis des faux pour prévenir toute intrusion et lui dérobèrent
tout l'argent qu'elle avait économisé pour payer son loyer. Non content de
cela, ils lui ravirent tout son bétail qu'ils emmenèrent dans leur repaire. La
pauvre femme pleurait, le cœur brisé quand soudain elle entendit frapper à sa
porte. Une femme âgée, de haute taille, vêtue de vert, entra ; elle tenait un
long bâton.
- Pourquoi pleurez-vous ?
demanda-t-elle.
La veuve lui raconta alors tous ses
malheurs.
- Consolez-vous, dit l'étrangère,
je possède plus d'or qu'il n'en faut pour payer votre loyer et racheter du
bétail pour remplacer celui que ces méchants voleurs vous ont dérobé.
Elle sortit alors un grand sac de
sous sa cape et en déversa un gros tas d'or sur la petite table ronde près du
feu. Les yeux de la veuve brillaient et sa bouche s'ouvrit grand en voyant
cela.
- Tout cet or est à vous, dit la
dame verte, si vous me donnez ce que je vous demande.
- Je vous donnerai n'importe quoi
qui m'appartienne, dit la veuve.
Elle possédait si peu,
pensait-elle, que le mieux qu'elle eut serait un piètre don en échange de cet
or qui étincelait si vivement à la lumière du feu de tourbe.
- Je ne suis pas déraisonnable,
dit la dame verte, et je rends toujours de grands services en échange d'une
toute petite récompense. Tout ce que je vous demanderai, c'est ce petit garçon
qui est couché là, dans son berceau.
La veuve s'effondra comme si elle
avait été poignardée en plein cœur ; elle pria et supplia le Fairy - car bien
sûr, il était clair maintenant que c'en était un - de prendre n'importe quoi
d'autre que son petit garçon.
- Non, dit le Fairy, vous devez
me confier votre bébé. Selon notre loi, je ne viendrai pas le chercher avant
trois jours. Je repasserai après demain ; si vous voulez cet or, vous
connaissez maintenant les conditions. Mais écoutez-moi bien : si à ce moment-là
vous êtes capable de me dire comment je m'appelle, je ne prendrai pas votre
enfant.
Elle remit alors tout son or dans
son sac et s'en alla. La pauvre veuve était encore plus malheureuse qu'avant.
Bien qu'elle eut envie d'obtenir l'or du Fairy, elle aimait son enfant plus que
tout au monde et à la seule idée de le perdre, elle ne ferma pas l'œil de la nuit. Le lendemain, elle
se rendit chez des parents qui habitaient à Llanbrymnair pour voir si ils
trouveraient une solution à son problème, mais bien qu'ils fussent
compatissants, ils n'eurent rien à lui proposer pour lui venir en aide : elle
dut repartir les mains vides. Sur le chemin du retour, en traversant un bois,
elle vit une clairière au milieu des arbres et au milieu de la clairière, se
trouvait un cercle féerique. Une toute petite femme dansait follement sur
l'anneau et chantait. La veuve ne pouvait pas entendre les paroles de la
chanson d'où elle était ; elle avança à pas de loup, aussi silencieuse qu'une
souris jusqu'à ce que les mots lui parviennent distinctement. Elle entendit
alors :
- Comme la veuve serait heureuse
si elle savait que Sili go Dwt est le nom qu'on m'a donné.
Quand la veuve entendit cela, ce
fut un peu comme si le ciel lui était tombé sur la tête. Elle fila aussi
silencieusement qu'elle s'était approchée et rentra chez elle aussi vite que
ses jambes pouvaient la
porter. Le lendemain, le Fairy revînt comme prévu, ayant
toujours l'apparence d'une femme âgée de haute taille vêtue de vert et tenant
un long bâton. Elle versa l'or sur la petite table près du feu et dit à la
veuve qu'il était à elle si elle lui donnait son enfant ou lui disait son nom.
La veuve se dit qu'elle allait se moquer un peu du Fairy. Elle demanda :
- A combien de noms ai-je droit ?
- A autant qu'il vous plaira,
répondit le Fairy.
Alors la veuve énuméra tous les
noms étranges qu'elle eut jamais entendu, tous les noms anglais dont elle se
souvenait, et tous les noms gallois comme Garym, Corasgwrn, Rhelemon, Enrydreg,
Creiddylad, Ellylw, Gwaedan, Rathtyeu, Corth, Tybian, Cywyllog, Peithian. Mais
le Fairy faisait non de la tête à chaque suggestion. Alors la veuve lui dit :
"
- Je n'aurai plus qu'un nom à
vous proposer. Ne vous appelleriez-vous pas Sili go Dwt, par hasard ?
Le Fairy disparut par la cheminée
dans une boule de feu tant sa colère et sa déception étaient grandes. Avec l'or
qu'il avait laissé, la veuve paya son loyer et racheta du bétail. Il lui en
restait encore assez pour en remplir un vieux bas. Après cela elle vécut
heureuse ; et le garçon, quand il eut grandi eut la satisfaction d'aider le
baron Owen à pendre aux arbres de leur repaire dans la forêt quelques douzaines
d'hommes appartenant à la bande des Bandits Rouges.
Tudur ap Einion
A mi-chemin de la montée de
Llangollen à Dinas Bran, la Forteresse de Bran - le mauvais homme qui l'avait
baptisée Crow Castle, le château du Corbeau aurait mérité d'être pendu et
écartelé -, se trouve un creux que l'on connaît sous le nom de Nant yr
Ellyllon, le Vallon des Elfes. Autrefois, un jeune homme répondant au nom de
Tudur ap Einion Gloff, y emmenait paître le troupeau de moutons de son maître.
Un soir d'été, Tudur était sur le point de redescendre vers les basses terres
avec ses compagnons laineux, quand il vit tout à coup, perché sur une roche
près de lui, un petit homme avec un pantalon court en mousse végétale et un
violon sous le bras. C'était le plus minuscule spécimen imaginable d'humanité.
Son manteau était en feuilles de bouleau et il portait sur la tête un bonnet
fait d'une fleur d'ajonc ; ses pieds étaient chaussés d'élytres de scarabée. Il
fit courir ses doigts sur son instrument, et sa musique fit dresser les cheveux
de Tudur sur sa tête.
- Nos dawch, nos dawch, dit le
petit homme ce qui veut dire en français Bonne nuit, bonne nuit.
- Ac I chwithau, répondit Tudur,
Vous aussi.
Le petit homme continua la
conversation :
- Vous aimez danser, Tudur. Si
vous restiez encore un peu, à coup sûr vous deviendriez le meilleur danseur du
Pays de Galles. Moi, ajouta le petit homme, en gonflant sa poitrine, je suis le
musicien.
- Où est votre harpe ? demanda
Tudur, un Gallois ne peut pas danser sans harpe.
- Une harpe ? répliqua
dédaigneusement le minuscule petit bonhomme. Je peux faire une musique cent
fois meilleure avec mon violon.
- Parce que vous appelez ça un
violon, s'étonna Tudur, cette espèce de cuiller en bois avec des cordes que
vous tenez ?
Il n'avait jamais vu un instrument
comme ça de sa vie. Maintenant Tudur voyait dans le crépuscule, des centaines
de jolis petits esprits dévalant la montagne qui se dirigeaient vers l'endroit
où ils se trouvaient. Certains étaient en blanc, d'autres en bleu, d'autres
encore en rose. Quelques uns tenaient des vers luisants en guise de torches.
Ils avançaient si légèrement que pas un brin d'herbe et pas une fleur ne
pliaient sous leur poids. En passant devant lui, ils faisaient tous à Tudur une
révérence ou un petit salut. Tudur n'était pas non plus avare de politesse : il
soulevait son chapeau et rendait à chacun son salut. Le petit ménestrel posa
son archet sur les cordes de son instrument et en sortit une musique si
enchanteresse que Tudur en demeura comme paralysé. Aux sons de cette douce
mélodie, les Fairies, s'il s'agissait bien de Fairies, se mirent en petits
groupes pour danser. Comme le ménestrel accélérait son archet, les danseurs se
mirent à tourner en rond. Parmi tous les danseurs que connaissait Tudur, aucun
n'arrivait à la cheville de ces Fairies. C'était la poésie faite mouvement.
Sian Lan était la meilleure danseuse à dix milles à la ronde de Llangollen, et
Tudur avait souvent dansé avec elle les soirs de bal en Glyn Ceiriog, mais la
manière de danser de Sian était gauche et pataude en comparaison de celle qu'il
voyait maintenant. Il sentit que ses pieds le démangeaient. Il avait du mal à
résister à l'attraction de cette musique. Mais il avait peur d'entrer dans la danse. Il avait
l'intention d'entrer au Paradis quand le moment serait venu, bien qu'il ne fut
pas particulièrement pressé, et il craignait que ce ne fut pas l'accès le plus
direct pour y accéder que de danser sur la montagne en si étrange compagnie,
d'autant que c'était peut-être bien le diable qui tenait le violon. La musique
jouait de plus en plus vite et la danse devenait de plus en plus échevelée. Le
corps tout entier de Tudur marquait le rythme. "Danse donc, Tudur,"
cria le petit homme. Tudur était très circonspect. "Non, non, dit-il.
Dansez, mes petites beautés. Je vous regarde et je vous admire." La
musique se fit plus douce et la danse plus tentante, plus séduisante. Tudur
regardait, plus absorbé que jamais tandis que ses pieds et ses mains
continuaient à marquer le rythme fébrilement. A la fin, perdant complètement le
contrôle de lui-même, il entra dans la ronde.
- C'est parti, cria-t-il, en jetant
son chapeau en l'air. Allez, joue, violoneux ! Joue donc !
A peine ces mots lui avaient-ils
échappés que tout ce qui se trouvait autour de lui commença à changer d'aspect.
Le bonnet en fleur d'ajonc disparut de sur la tête du ménestrel remplacé par
une paire de cornes de bouc. Son visage devînt noir comme de la suie ; une
longue queue se mit à pousser sous son manteau feuillu et des sabots en forme
de clous de girofle prirent la place des sabots en élytres de scarabée. Le cœur
de Tudur était lourd mais ses talons légers. L'horreur avait envahi sa poitrine,
mais un mouvement incontrôlable s'était emparé de ses pieds. Les Fairies
prenaient maintenant toutes sortes de formes. Certains se transformaient en
chèvres, d'autres en chiens et d'autres en renards ou en chats. C'était la
troupe la plus étrange qui eut jamais encerclé un mortel. La danse était
devenue si folle que Tudur n'eut plus la possibilité d'examiner l'aspect des
danseurs. Ils tournoyaient autour de lui avec une telle rapidité qu'il avait
l'impression de voir un anneau embrasé. Et Tudur dansait et dansait. Il ne
pouvait plus s'arrêter ; la musique endiablée que la silhouette aux cornes de
bouc tirait des cordes de son violon avec une féroce vigueur était devenue trop
puissante pour lui et ne s'arrêtait plus. Cela continua ainsi pendant toute la
nuit.
Le lendemain matin, le maître de
Tudur se rendit sur la montagne pour voir ce qui avait pu arriver à son
troupeau et à son berger. Il trouva le troupeau sain et sauf mais fut stupéfait
en voyant Tudur bondissant comme un fou au milieu du vallon.
- Arrêtez-moi, maître,
arrêtez-moi, s'écria Tudur.
- Arrête-toi toi-même,
répondit-il. Par le Ciel, que t'arrive-t-il donc ?
A ces mots, Tudur s'écroula
pantelant et épuisé aux pieds de son maître et il lui fallut un bon moment pour
reprendre son souffle et retrouver suffisamment ses esprits pour expliquer son
étrange comportement.
Une étrange Loutre
Un jour, deux amis allaient chasser
les loutres sur les berges de la Pennant dans le Merionethshire. Comme ils
arrivaient en vue de la rivière, ils aperçurent une petite bestiole rouge qui
filait dans un pré en direction du courant. Ils se mirent à courir derrière,
mais avant qu'ils aient pu l'attraper, le petit animal s'était réfugié sous les
racines d'un arbre, sur la
berge. Les deux hommes pensaient qu'il s'agissait d'une
loutre, mais ne s'expliquaient pas pourquoi elle était rouge. Ils se dirent que
ce serait bien s'ils arrivaient à prendre vivant un aussi extraordinaire
spécimen. L'un des deux suggéra :
- Tu vas aller chercher un sac et
moi, je vais rester là à surveiller.
Il y avait deux trous sous les
racines. Aussi, pendant que l'un tenait le sac ouvert devant l'un des deux
orifices, l'autre avec un bâton poussait dans l'autre. La petite bestiole entra
dans le sac et les deux hommes prirent le chemin du retour persuadés qu'ils
venaient de réussir l'exploit de leur vie. Avant qu'ils aient eu le temps de
parcourir la moitié du champ, la créature dans le sac se mit à gémir d'une voix
pleine de tristesse :
- Ma mère va me chercher ! Oh, ma
mère va me chercher !
En entendant ça, les deux chasseurs
furent pris de panique et lâchèrent le sac. Ils furent époustouflés en voyant
un petit bonhomme en rouge s'en échapper et filer à toute allure vers la
rivière pour disparaître dans les taillis. Les deux hommes terrorisés se dirent
qu'il valait mieux rentrer chez eux plutôt que de chercher des ennuis
supplémentaires auprès des Fairies.
Les Fées et le Géant
En ce temps-là, dans tout le pays
de Galles, il n’y avait pas une région où il y eût plus de Fées que la vallée
de Rhymney. Et c’est là qu’elles se trouvaient le plus heureuses. Les nuits où
la lune brillait dans le ciel, on les voyait danser et chanter joyeusement sur
la lande, et les habitants du pays se seraient bien gardés de leur causer le
moindre tort tant elles étaient estimées et répandaient leurs bienfaits à ceux
qui étaient dans le besoin.
Or, il arriva qu’un cruel Géant vienne
s’installer à Gilfach Fargoed, juste au-dessus de la vallée. Sa demeure
était une haute tour entourée d’un grand jardin dans lequel nul ne pouvait
pénétrer car il était gardé par un redoutable serpent venimeux. Mais le Géant,
lui, s’en allait toutes les nuits, armé de sa terrible massue, pour chercher
des proies dans les alentours. Quand il rencontrait une Fée, il la tuait et la mangeait. Aussi,
on n’entendit plus le chant des Fées et on ne les vit plus danser au clair de
lune comme autrefois.
Wainscot
Il y avait, dans le village, un
jeune garçon, qui avait perdu son père et sa mère, et qui avait depuis
longtemps échafaudé un plan pour se débarrasser du Géant. Un jour, il se décida
et s’en alla trouver la reine des Fées. Parce qu’il était lui-même de la race
des Fées, il connaissait le langage des oiseaux, et, après avoir mûri son plan
avec la reine, il s’en alla, une nuit très sombre, pour consulter une chouette
qui vivait dans le tronc d’un chêne dans le grand bois de Pencoed. Cette chouette,
qu’on appelait Bedwellte, était très vieille et elle avait la réputation de
savoir tous les grands secrets du monde. Le jeune homme lui expliqua la
situation et lui demanda son assistance. La chouette promit de l’aider à
triompher du Géant.
Le Géant avait en effet l’habitude de
rencontrer, presque chaque nuit, sous un grand pommier qui se trouvait près de
sa demeure, une sorcière à qui il faisait sa cour. Et pendant qu’il faisait sa
cour, il ne se méfiait de rien, tant il était amoureux de la sorcière. Il
s’agissait donc d’obtenir la complicité de tous les oiseaux qui craignaient le
Géant pour que ceux-ci pussent aider la chouette à attacher un arc et une
flèche sur une branche du pommier. Alors, pendant que le Géant ferait sa cour,
la chouette tirerait une flèche contre lui.
Dès que le plan fut mis au point
entre le jeune homme, la chouette et les oiseaux, on guetta le Géant. Or, une
nuit, comme le Géant s’était rendu à son endroit habituel, sous le pommier, et
qu’il y attendait la sorcière, il s’endormit parce que celle-ci ne venait pas.
Profitant de ce sommeil, la chouette fit partir la flèche et celle-ci pénétra
dans la poitrine du Géant et le tua net. Alors, la chouette prit son envol et
retourna vers le bois de Pencoed, en poussant des hululements de joie.
La sorcière arriva peu de temps
après sur le lieu du rendez-vous. Elle y trouva le Géant mort et s’en étonna
grandement. Mais comme son esprit était uniquement préoccupé par le Géant, elle
n’entendit pas approcher les oiseaux qui, n’ayant désormais plus rien à
craindre du Géant, se précipitèrent sur elle et la transpercèrent de leurs becs
acérés. Ainsi fut tuée la sorcière maudite, mais avant de mourir, elle avait eu
le temps de lancer une malédiction : elle jura que, désormais, toutes les
pommes de l’arbre sous lequel avait été tué le Géant, ainsi que toutes les
pommes des mêmes arbres, en dehors de ce jardin, feraient grincer des dents à
tous ceux qui en mangeraient. Et c’est depuis ce temps-là que les fruits des
pommiers sauvages sont aigres.
Quand il vit que le Géant et la
sorcière étaient morts, le serpent qui gardait le jardin eut une si grande peur
qu’il se tordit sur lui-même et mourut. Le jeune homme l’enterra, et sur le sol
dont il le recouvrit, il planta des fleurs qui sont, depuis lors, connues sous
le nom de blodau’r neidr, c’est-à-dire fleurs de serpent.
Le Géant possédait d’immenses
richesses d’or et d’argent dans sa maison. La reine des Fées accompagna le
jeune homme à l’intérieur et ils les découvrirent. Alors, la reine des Fées
partagea le trésor et les distribua à toutes les Fées. Une douzaine d’entre
elles décidèrent de s’établir près de la demeure du Géant, mais elles ne purent
pas y rester longtemps à cause de la puanteur répandue par le cadavre du
monstre. Elles creusèrent une grande fosse pour l’y enterrer, mais là encore,
elles ne purent mener leur travail à terme à cause de la mauvaise odeur.
L’une des Fées suggéra de brûler le
cadavre et d’en disperser les cendres au vent. C’est donc ce qu’elles
convinrent de faire. Mais une fois qu’elles eurent mis le feu au corps du
Géant, les flammes devinrent si violentes qu’elles débordèrent de la fosse et
se mirent à brûler tout dans les alentours. Les Fées durent en hâte aller
chercher de l’eau pour éteindre le brasier. Quand tout fut terminé, elles
s’aperçurent que les côtés de la fosse étaient faits d’une pierre noire et
brillante comme du cristal. Elles en prirent des parties et les emmenèrent dans
leurs demeures, et là, elles comprirent que cette pierre noire constituait un
excellent combustible pour faire du feu et se chauffer. Et l’on raconte que
c’est ainsi que furent découverts les filons de charbons qui se trouvent dans
la vallée de Rhymney.
Quant à la chouette, après la
mort du Géant et de la sorcière, elle prit l’habitude de venir, chaque nuit où
la lune était claire, du grand bois de Pencoed à Gilfach Fargoed, pour faire la
fête avec les Fées. De nos jours, leurs descendants sont toujours là, et, pour
commémorer l’événement, ils allument des feux sur la lande, au-dessus de la
vallée de Rhymney, et ils dansent toute la nuit en chantant joyeusement.
L’Ondine de l’Etang de Grimm
Il était une fois un meunier qui
menait joyeuse vie avec sa femme. Ils avaient de l’argent et du bien, et leurs
richesses s’accroissaient d’année en année. Mais le malheur vient du jour au
lendemain : de même que leur richesse s’était accrue, de même elle fondit
d’année en année, et, pour finir, c’est tout juste si le meunier put considérer
comme sien le moulin où il habitait. Il était rongé de chagrin, et quand il se
couchait après le travail de la journée, il ne trouvait pas le repos, mais se
retournait, tout tracassé, dans son lit. Un matin, il se leva avant l’aube et
alla prendre l’air, pensant que cela le soulagerait un peu. Comme il marchait
sur la chaussée, le premier rayon de soleil se montra et il entendit un léger
bruit dans l’étang. Il se retourna et aperçut une belle femme qui sortait
lentement de l’eau. Ses longs cheveux, qu’elle avait mis sur ses épaules de ses
mains délicates, tombaient des deux côtés et couvraient son corps blanc. Il
voyait bien que c’était l’Ondine de l’étang, et, de peur, il ne savait s’il
devait prendre la fuite ou rester immobile. Mais l’Ondine fit entendre sa voix
suave, l’appela par son nom et lui demanda pourquoi il était si triste. Tout
d’abord, le meunier resta muet ; mais quand il l’entendit lui parler sur un ton
si amical, il reprit courage et lui conta qu’autrefois il avait vécu dans le
bonheur et l’aisance, mais que maintenant il était si pauvre qu’il ne savait
plus que faire.
- Rassure-toi, dit l’Ondine, je
te rendrai plus riche et plus heureux que tu ne l’as jamais été. Promets-moi
seulement que tu me donneras ce qui vient de naître dans ta maison.
- Qu’est-ce que cela peut être,
pensa le meunier, sinon un jeune chien ou un jeune chat ?
Et il lui accorda ce qu’elle lui
demandait.
L’Ondine redescendit dans l’eau et
le meunier rentra en hâte au moulin, rassuré et plein de courage. Il n’était
pas encore arrivé que la servante sortît de la maison en lui criant de se
réjouir, car sa femme venait de mettre au monde un petit garçon. Le meunier
était comme frappé de la foudre : il voyait bien que l’Ondine perfide l’avait
su et qu’il avait été trompé. La tête basse, il s’approcha du lit de sa femme,
et quand elle lui demanda :
- Pourquoi ne te réjouis-tu pas
de ce beau garçon ?
Il lui raconta ce qui s’était
passé, et quelle sorte de promesse il avait faite à l’Ondine.
- A quoi me servent le bonheur et
la richesse, ajouta-t-il, si je dois perdre mon enfant ? Mais que faire ?
Même les parents qui étaient venus
le féliciter ne surent que dire. Cependant, le bonheur revenait dans la maison
du meunier. Tout ce qu’il entreprenait réussissait, c’était comme si les
caisses et les coffres se remplissaient d’eux-mêmes, comme si l’argent se
multipliait dans l’armoire en une nuit. En peu de temps, sa richesse fut plus
grande que jamais auparavant. Mais il ne pouvait en concevoir une joie sans
mélange : la promesse qu’il avait faite à l’Ondine tourmentait son cœur. Chaque
fois qu’il passait devant l’étang, il craignait de la voir surgir pour lui
réclamer sa dette. Il ne laissait pas l’enfant s’approcher de l’eau :
- Prend garde, lui disait-il, si
tu touches l’eau, une main viendra te prendre et t’attirer au fond.
Cependant, comme les années
passaient et que l’Ondine ne se montrait toujours pas, le meunier commença à se
rassurer.
Le garçon devint un jeune homme et
il entra en apprentissage chez un chasseur. Quand il eut terminé son
apprentissage, et fut devenu un chasseur accompli, le seigneur du village le
prit à son service. Au village, il y avait une jeune fille, jolie et dévouée,
qui plut au chasseur, et quand son maître s’en aperçut, il lui donna une petit
maison ; les deux jeunes gens célébrèrent leurs noces, vécurent paisibles et
heureux et s’aimèrent de tout leur cœur.
Un jour, le chasseur poursuivit un
chevreuil. Quand, au sortir de la forêt, l’animal fit un détour en rase
campagne, il se mit à sa poursuite et l’abattit finalement d’un coup. Il ne
remarqua pas qu’il se trouvait au voisinage de l’étang dangereux, et, après
avoir vidé la bête, il alla à l’eau pour laver ses mains tachées de sang. Mais
à peine les y eut-il plongées que l’Ondine surgit, le prit en riant entre ses
bras humides et l’entraîna si vite au fond que les ondes se refermèrent sur
lui.
Comme le soir tombait et que le
chasseur ne rentrait pas, sa femme fut prise de peur. Elle sortit pour le
chercher et comme il lui avait souvent raconté qu’il devait se méfier des
pièges de l’Ondine et ne pas se risquer dans le voisinage de l’étang, elle
devina ce qui s’était passé. Elle courut à l’eau et quand elle eut trouvé sa
gibecière sur la rive, elle ne douta plus de son malheur. Se lamentant et
joignant les mains, elle appela son bien-aimé par son nom, mais en vain : elle
courut de l’autre côté de l’étang et recommença à l’appeler, accablant l’Ondine
de dures paroles, mais elle ne reçut pas de réponse. La surface de l’eau
restait calme, seul le demi-visage de la lune regardait vers elle sans bouger.
La pauvre femme ne quitta pas
l’étang. Sans trêve ni répit, elle en fit le tour d’un pas précipité, tantôt en
se taisant, tantôt en poussant un cri déchirant, tantôt en gémissant d’une voix
douce. Enfin, ses forces s’épuisèrent : elle s’affaissa sur le sol et tomba
dans un profond sommeil. Et bientôt elle fit un rêve.
Elle montait pleine d’angoisse
entre deux grands blocs de rochers, les épines et les ronces lui déchiraient
les pieds, la pluie lui cinglait le visage, et le vent mugissait dans ses longs
cheveux. Parvenue au sommet, un tout autre spectacle s’offrait à elle. Le ciel
était bleu, l’air léger, le sol descendait en pente douce, et sur une prairie
verte parsemée de fleurs de toutes les couleurs, se dressait une hutte bien
propre. Elle allait dans cette direction et ouvrait la porte ; il y avait là une
vieille femme aux cheveux blancs qui lui faisait un signe amical. A cet instant
la pauvre femme se réveilla. Le jour était déjà levé, et elle résolut de suivre
aussitôt les indications du rêve. Elle gravit péniblement la montagne et tout
se trouva comme elle l’avait vu dans la nuit. La vieille l’accueillit aimablement et lui
montra sa chaise, où elle la fit asseoir.
- Il doit t’être arrivé malheur,
dit-elle, pour que tu cherches refuge dans ma hutte solitaire.
La femme en larmes lui raconta ce
qui lui était arrivé :
- Rassure-toi, lui dit la
vieille, je vais te venir en aide : voici un peigne d’or. Attends que la pleine
lune monte dans le ciel, puis va à l’étang, assieds-toi sur la rive et démêle
avec ce peigne tes longs cheveux noirs. Mais quand tu auras fini, pose le
peigne près du bord, et tu verras ce qui va se passer.
La femme rentra chez elle, mais le
temps lui parut long jusqu’à l’apparition de la pleine lune. Enfin, le disque
lumineux apparut dans le ciel ; alors elle se dirigea vers l’étang, s’assit sur
le bord et peigna ses longs cheveux noirs avec le peigne d’or, et quand elle
eut fini, elle le posa sur le bord de l’eau. Aussitôt, l’abîme bouillonna, une
vague se souleva, roula sur la rive et emporta le peigne. En un rien de temps,
autant qu’il en fallait au peigne pour toucher le fond, la surface de l’eau se
fendit et la tête du chasseur surgit. Il ne parla pas, mais regarda sa femme
avec des yeux tristes. Au même instant, une vague déferla et mugissant
recouvrit la tête de l’homme. Tout avait disparu, l’étang était aussi
tranquille qu’auparavant et seul s’y reflétait le visage de la pleine lune.
Désolée, la femme rentra, mais elle
vit en rêve la hutte de la
vieille. Le lendemain, elle se remit en route et alla conter
ses peines à la sage femme. La vieille lui donna une flûte d’or en lui disant :
- Attends de nouveau la plein
lune, puis prends cette flûte, assieds-toi sur la rive et joue une belle
mélodie, et quand tu auras fini, pose la flûte sur le sable : tu verras ce qui
va se passer.
La femme fit ce que la vieille
avait dit. A peine eut-elle posé la flûte sur le sable que l’abîme bouillonna :
une vague se souleva, s’approcha et emporta la flûte. Peu après l’eau
se partagea et ce ne fut plus seulement la tête mais la moitié du corps de
l’homme qui apparut. Il tendit les bras vers elle, plein de désir, mais une
seconde vague déferla, le recouvrit et l’emporta au fond.
- Ah, dis la malheureuse, à quoi
me sert de voir mon bien-aimé, si je dois toujours le perdre ?
Le chagrin emplit de nouveau son
cœur, mais un rêve la conduisit pour la troisième fois dans la maison de la vieille. Elle se mit
en route, la vieille lui donna en rouet d’or et la consola en lui disant :
- Tout n’est pas encore accompli,
attends que la pleine lune se montre, puis prends ce rouet, assieds-toi sur la
rive, et file toute la bobine ; quand tu auras fini, pose le rouet près de
l’eau et tu verras ce qui va se passer.
La femme obéit scrupuleusement à
tout. Dès que la plein lune se montra, elle porta le rouet d’or sur la rive et
mit à filer avec diligence, jusqu’à ce qu’elle n’eût plus de fil et que la
bobine fût remplie. Mais à peine eut-elle posé le rouet sur le bord que l’abîme
bouillonna encore plus fort que les autres fois, une vague puissante s’élança
et emporta le rouet. Aussitôt la tête et tout le corps de l’homme surgirent
dans un jet d’eau. Vite il sauta sur la rive, prit sa femme dans ses bras et
s’enfuit. Mais ils n’avaient pas fait beaucoup de chemin que l’étang tout
entier se soulevait dans un grondement effroyable et inondait la vaste campagne
avec une force dévastatrice. Les fugitifs se voyaient déjà perdus : alors la
femme dans son angoisse appela la vieille à l’aide, et à l’instant ils furent
changés : elle en grenouille, lui en crapaud. Le flot qui les avaient atteints
ne put pas les tuer, mais il les sépara l’un de l’autre et les emporta très
loin.
Quand l’eau se fut retirée et
qu’ils eurent de nouveau le sol sec sous les pieds, ils reprirent leur forme
humaine. Mais chacun d’eux ignorait où était l’autre. Ils se trouvaient parmi
des hommes étrangers qui ne connaissaient pas leur patrie. De hautes montagnes
et des vallées profondes les séparaient. Pour subvenir à leurs besoins, ils
durent garder les moutons. Des années durant ils menèrent paître leur troupeau
par les prés et les champs, et ils étaient emplis de tristesse et de nostalgie.
Un jour que le printemps avait de
nouveau jailli de terre, ils menèrent tous deux paître leur troupeau et le
hasard voulut qu’ils allassent à la rencontre l’un de l’autre. Ayant aperçu un
troupeau sur une pente lointaine, il mena ses brebis dans cette direction. Ils
se rencontrèrent dans une vallée, mais ils ne se reconnurent pas, cependant ils
furent heureux de n’être plus aussi seuls. Dès lors, ils menèrent leurs
troupeaux paître ensemble tous les jours, et ils se sentirent consolés. Un soir
que la pleine lune paraissait au ciel et que les brebis étaient couchées, le
berger tira une flûte de son sac et joua une chanson qui était belle, mais
triste. Quand il eut fini il vit la bergère pleurer amèrement.
- Pourquoi pleures-tu ?
demanda-t-il.
- Ah, répondit-elle, c’était
aussi la pleine lune la dernière fois que j’ai joué cette chanson sur ma flûte,
et que la tête de mon bien-aimé a surgi de l’eau.
Il la regarda, et ce fut comme si
un voile lui tombait des yeux ; il reconnut sa femme bien aimée ; et quand elle
regarda son visage éclairé par la lune, elle le reconnut aussi, ils
s’étreignirent et s’embrassèrent et point n’est besoin de demander s’ils furent
heureux.
La Harpe féerique
La compagnie de Fairies qui demeurait
dans les recoins de Cader Idris avait coutume de faire le tour des maisonnettes
dans cette partie de la région afin de tester les qualités de leurs occupants.
Ceux qui leur réservaient un accueil mal embouché étaient assurés d'avoir le
mauvais œil pour le restant de leur vie ; par contre, ceux qui se montraient
généreux avec le Petit Peuple qui leur apparaissait sous un quelconque
déguisement recevaient de sa part de substantielles faveurs.
Le vieux Morgan ap Rhys était un
soir assis au coin de sa cheminée et il trompait sa solitude en fumant sa pipe
et en buvant de la bière de Llangollen. L'alcool aidant, Morgan se sentait le
cœur léger. Il se mit à chanter - enfin, il avait l'impression de chanter. Sa
voix, en effet, n'avait rien de mélodieux. Un barde qu'il avait insulté - c'est
une chose bien risquée de heurter la susceptibilité des bardes du pays de
Galles car ils ont souvent la langue fielleuse - avait comparé son chant au
meuglement d'une vieille vache ou au jappement d'un chien aveugle au beau
milieu d'une étable. Son chant donnait pourtant à Morgan une très vive
satisfaction, et ce soir-là en particulier, il était encore plus content de la
mélodie harmonieuse qu'il réussissait à produire. La seule chose qui tempérait
son plaisir était qu'il manquait de public. Juste au moment où il atteignait le
point culminant de son œuvre vocale, il entendit qu'on frappait à la porte. Enchanté à
l'idée qu'il y avait quelqu'un pour l'écouter, Morgan se mit à chanter à
tue-tête, mettant dans son chant toute la puissance dont il était capable.
Selon son opinion personnelle, sa note extrême était un véritable petit
chef-d'œuvre d'une exquise beauté, un ravissement pour tous. Quand il eut
presque terminé, il entendit à nouveau frapper. Il s'écria:
- Est-ce que la porte vous
empêche d'entrer ? Allez, rentrez, qui que vous soyez.
Morgan, comme vous pouvez le
constater, n'était guère porté sur la politesse. La porte s'ouvrit et trois voyageurs
entrèrent, crottés par le voyage et paraissant épuisés.
En réalité, il s'agissait de
Fairies de Cader Idris déguisés ainsi afin de se rendre compte de la manière
dont Morgan traitait les étrangers. Mais lui ne se doutait pas le moins du
monde qu'ils puissent être autres que leur apparence.
- Mon bon monsieur, dit l'un des
voyageurs, nous sommes réellement épuisés, mais nous ne vous demanderons rien
d'autre qu'un peu de nourriture que nous mettrons dans nos sacs avant de
reprendre la route.
- Bon sang, dit Morgan, c'est
tout ce que vous voulez ? Eh bien alors, regardez donc ! Là, il y a du pain et
du fromage, et même un couteau. Prenez ce que vous voulez. Mangez votre content
et remplissez vos sacs. Il ne sera dit nulle part que Morgan ap Rhys refuse le
pain et le fromage aux étrangers qui se présentent sous son toit.
Les voyageurs se servirent donc
tout seuls et Morgan, pour respecter les règles de l'hospitalité, poussa la
chansonnette pendant qu'ils se sustentaient, sans oublier de s'humecter le
gosier avec de la bière de Llangollen quand celui-ci devenait sec. Les
voyageurs féeriques, après s'être rassasiés, se levèrent et dirent :
- Mon cher monsieur, nous vous
remercions pour votre divertissement. Et puisque vous vous êtes montrés si
généreux, nous allons vous témoigner de notre gratitude. Il est dans notre
pouvoir de satisfaire l'un de vos vœux : dites-nous ce qui vous ferait plaisir.
- Eh bien, dit Morgan, j'ai
toujours eu envie d'une harpe qui vibrerait sous mes doigts, même si j'en
jouais mal ; une harpe qui jouerait des airs engageants, vous comprenez, je
n'aime pas la musique mélancolique. Mais vous êtes sûrement en train de vous
moquer de moi.
Ce n'était pas le cas : il avait à
peine fini de parler que, à sa grande stupéfaction, là, juste devant lui, il
découvrit une harpe splendide. Il regarda autour de lui ; ses invités avaient
disparu.
- C'est la chose la plus
incroyable que j'ai jamais vue, se dit Morgan. Ça devait être des Fairies.
Il en était si abasourdi qu'il se
sentit obligé de reprendre de la
bière. Cela lui permit de se remettre de sa perplexité. Il
décida alors d'essayer cet instrument qui était si mystérieusement apparu
devant lui. Dès que ses doigts en effleurèrent les cordes, la harpe se mit à
jouer un air endiablé. A ce moment, il entendit un bruit de pas. C'était sa
femme qui rentrait en compagnie de quelques amis. A peine eurent-ils entendu
les accords de la harpe qu'ils se mirent à danser, et aussi longtemps que les
doigts de Morgan restèrent posés sur les cordes, ils marquèrent le pas comme
des pantins désarticulés.
La nouvelle que Morgan était entré
en possession d'une harpe dotée de pouvoirs mystérieux se répandit dans le pays
comme une traînée de poudre. On venait de partout pour voir le musicien et son
instrument. Et chaque fois qu'il en jouait, l'assistance se mettait
irrésistiblement à danser et ne pouvait plus s'arrêter avant que Morgan ne le
décide. Mêmes les boiteux se mettaient à cabrioler ; jusqu'à un unijambiste qui
lui avait rendu visite et qui dansa aussi joyeusement que n'importe quel
bipède.
Un jour, parmi la foule de curieux
qui avaient fait le déplacement pour vérifier que les allégations qui
circulaient à propos de cette harpe étaient vraies, Morgan reconnut le barde
qui lui avait fait une si désobligeante remarque à propos de sa voix. Il décida
de lui rendre la monnaie de sa pièce. Au lieu de s'arrêter comme d'habitude
après quelques minutes de danse, il continua de jouer. Il joua et joua jusqu'à
ce que les danseurs épuisés lui crièrent d'arrêter. Mais Morgan trouvait cette
scène tellement divertissante qu'il ne voulait plus s'arrêter. Il riait à gorge
déployée, à en avoir mal aux côtes et des larmes ruisselaient le long de ses
joues au spectacle que lui procuraient ses visiteurs, et plus spécialement le
barde. Plus il jouait, plus la danse devenait folle. Les danseurs
virevoltaient, tournoyaient, se cognant brutalement contre les meubles,
quelques-uns bondissant si haut qu'ils en heurtaient le plafond à s'en faire
éclater le crâne. Morgan ne cessa pas de jouer avant que le barde n'eut eu les
jambes brisées et que les autres soient pratiquement disloqués. A ce moment là,
sa vengeance fut complète. Il avait tellement mal aux côtes et aux mâchoires
d'avoir ri qu'il retira ses doigts de dessus les cordes. Ce fut aussi la
dernière occasion qu'il eut de décharger son dépit contre ses ennemis. Le
lendemain matin, la harpe avait disparu et on ne la revit plus jamais.
Les Fairies, fâchés du mauvais
usage qui avait été fait de leur cadeau, étaient venus le reprendre durant la nuit. Ceci est une mise
en garde à tous ceux qui détournent de leur usage, les cadeaux que font les
Fairies.
Le Cercle des Fées
Un jour, un garçon d’une douzaine
d’années avait mené le troupeau de moutons de son père sur les pentes du
Petit-Freni, non loin du village de Crymych. Quand il fut arrivé à la pâture,
il y avait encore un peu de brouillard autour du sommet de la montagne, et le
garçon essayait de voir d’où était venu ce brouillard. Les gens du pays disait
en effet que, lorsque le brouillard venait du côté de Pembroke, il ferait beau,
mais s’il venait de Cardigan, il ferait mauvais. Comme il regardait autour de
lui ce paysage tranquille et silencieux, la surprise le fit tout à coup
sursauter : il apercevait en effet, sur les pentes du Grand-Freni, un groupe de
gens qu’il croyait bien être des soldats, en train de s’affairer en cercle,
comme pour un exercice. Mais le garçon commençait à connaître les habitudes des
soldats, et il se dit lui-même qu’il était trop tôt dans la journée pour
ceux-ci fussent déjà là. Laissant le troupeau pâturer tranquillement sous la
garde des chiens, il marcha dans cette direction et, quand il fut plus près, il
constata que ce n’étaient pas des soldats qu’il voyait ainsi, mais des gens
appartenant au peuple féerique. Et ils étaient occupés à danser en rond, sans
se soucier de ce qui se passait autour d’eux. Le garçon avait entendu bien des
fois les vieux du village parler des Fées et, lui-même, il avait vu souvent les
cercles qu’avaient laissées les “petites gens” sur l’herbe, le matin, après
avoir dansé toute la nuit.
Mais il n’en avait jamais encore rencontré. Sa première idée
fut de retourner en hâte à la maison pour raconter à ses parents ce qu’il avait
vu, mais il renonça à ce projet, se disant que les Fées risquaient de ne plus
être là lorsqu’il reviendrait. Il se décida à approcher prudemment pour mieux
les observer. De toute façon, il savait bien que les “petites gens” ne
l’attaqueraient pas : tout ce qu’il craignait, c’est qu’elles disparaissent
lorsqu’elles se seraient aperçues de la présence d’un être humain. Il s’avança
donc le long des haies pour mieux se dissimuler et parvint ainsi sans encombre
le plus près possible du cercle. Là, il se tint immobile et ouvrit les yeux
tout grands pour ne rien perdre de la scène. Il put ainsi constater que, parmi les
“petites gens”, il y avait un nombre égal d’hommes et de femmes, mais tous
étaient extrêmement élégants et enjoués. Tous n’étaient pas en train de danser
et quelques-uns se tenaient tranquillement à proximité immédiate du cercle,
attendant d’entrer dans la
ronde. Certaines femmes montaient de petits chevaux blancs
fringants. Mais ils portaient tous de beaux vêtements de différentes couleurs,
et c’est parce que certains d’entre eux avaient des habits rouges que le garçon
avait pensé à des soldats.
Il était là, en pleine contemplation
de ce spectacle inhabituel, quand les “petites gens” l’aperçurent. Au lieu de
paraître hostiles ou de s’enfuir, elles lui firent signe d’entrer dans le
cercle et de se joindre à leurs danses. Il n’hésita pas, mais, dès qu’il fut
entré dans le cercle, il entendit la plus douce et la plus irrésistible musique
qu’il connût. Immédiatement, sans comprendre ce qui se passait, il se retrouva
au milieu d’une élégant demeure, aux murs recouverts de tapisseries de toutes
couleurs. Des jeunes filles ravissantes l’accueillirent et le conduisirent dans
une grande salle où des nourritures appétissantes étaient disposées sur une
table. Elles l’invitèrent à manger, et le garçon, qui ne connaissait guère que
les habituelles pommes de terre au lait de beurre qui constituaient le repas de
la ferme, se régala avec des plats d’une exquise finesse, tous à base de
poissons. Et on lui donna à boire le meilleur vin qui fût, dans des coupes d’or
serties de pierres précieuses.
Le garçon se croyait au paradis. La
musique et le vin l’engourdissaient, et la vue de ces jeunes filles empressées
autour de lui le ravissait. L’une d’elles lui dit alors d’un ton aimable :
- Tu peux rester ici autant que
tu veux. Tu te réjouiras avec nous jour et nuit et tu auras à manger et à boire
autant que tu le désires. Mais il ya une chose que tu ne devras jamais faire :
c’est de boire l’eau du puits qui se trouve au milieu du jardin, même si tu as
très soif, car alors, tu ne pourrais plus demeurer ici.
Le garçon se hâta d’assurer qu’il
prendrait grand soin à ne pas enfreindre cette interdiction. Et quand il fut
bien rassasié, les jeunes filles l’emmenèrent danser. Il ne se sentait pas
fatigué le moins du monde et se sentait capable de s’amuser ainsi durant sa vie
entière. Jamais il n’avait été à une telle fête, jamais il n’avait éprouvé une
telle joie, un tel bonheur de se trouver au milieu d’un luxe inconnu, avec des
gens élégants et distingués qui le traitaient ainsi avec douceur et courtoisie.
Il lui arrivait de penser à la ferme, à son troupeau, à ses parents, mais il
chassait vite ces images de son esprit pour mieux s’absorber dans la danse et la musique. Un jour,
cependant, comme il prenait l’air dans le jardin, au milieu des fleurs les plus
belles et les plus parfumées, il s’approcha du puits et se pencha pour voir ce
qu’il y avait à l’intérieur : il aperçut une multitude de poissons brillants
qui frétillaient et qui renvoyaient vers lui la lumière du soleil. Alors, il ne
put résister : il tendit son bras et sa main toucha la surface de l’eau.
Aussitôt, les poissons disparurent
et un cri confus se répandit à travers le jardin et la demeure. La terre se
mit à trembler brusquement et le garçon se retrouva au milieu de son troupeau,
sur la pente du Petit-Freni. Il y avait toujours la brume au sommet de la
montagne, mais le garçon eut beau chercher partout, il ne put découvrir aucune
trace du cercle, aucune trace du puits ni de la demeure des Fées. Il était seul
sur la montagne, et ses moutons paissaient paisiblement comme si rien ne
s’était passé.